9 - L'ouverture
Le jour était déjà levé lorsqu'elle franchit le seuil de son appartement. Jetant sans y penser ses bottes quelque part dans le décor de son appartement parfaitement en ordre, elle se dirigea aussitôt vers sa chambre, et s'allongea, presque d'un bond, sur son lit tiré à quatre épingles.
La lumière du jour lui écorcha les paupières, les traversant de ses épines cruelles, mais elle parvint tout de même à trouver le sommeil.
Tout du moins jusqu'à ce qu'un problème inattendu l'interrompe.
Quelqu'un était entré chez elle. Oui, pendant son sommeil. Comment avait-elle pu être aussi sotte et négligente ?
C'était trop tard. Ce quelqu'un se tenait à côté de son lit, dans une tenue bizarre, de couleur bleue-verte, claire, avec un masque sur la bouche. Il la contemplait d'un regard intense par-dessus ce masque retenu par ses élastiques, puis ployant le coude, il leva la main d'un geste nerveux et quasiment mécanique.
Dans cette main, une lame. Un large poignard qui n'avait vraiment rien du petit scalpel de chirurgien qui était censé aller avec une telle tenue.
Réagissant rapidement, elle tenta de se redresser et de s'extirper de son lit pour échapper à ce maniaque, mais découvrit bien trop tard qu'elle était complètement ligotée sur son lit. Des liens avaient été passés, on ne savait comment, autour de ses membres et par dessous son dos, tandis qu'elle était allongée sur son lit, dormant paisiblement. Et son haut avait été ouvert sur son buste.
L'intrus lui adressa un regard désapprobateur, par-dessus son masque, et retourna la lame dans son poing, toujours avec la même brusquerie, la dirigeant vers son abdomen. Il fit descendre son bras, d'un geste si mécanique que l'on aurait presque pu entendre des rouages qui s'activaient à la place de ses articulations, et la lame vint chatouiller le ventre de Malice.
Elle tenta une protestation, mais réalisa que sa bouche n'était pas capable d'articuler le moindre son, bien qu'aucun bâillon ne semblât l'entraver.
Et, contre son gré, la lame plongea dans son ventre en produisant un atroce bruit de chair se déchirant comme du tissu usé. Elle s'y plongea si profondément qu'elle dut l'éventrer jusqu'aux tripes, puis commença à remonter en direction de sa poitrine.
C'est alors seulement que sa bouche daigna produire un son. Non pas un cri d'horreur ou de douleur, mais une phrase très correctement articulée.
"Mais qu'est-ce que vous faites, vous êtes fou ?
S'agitant légèrement de bas en haut, la lame traçait une profonde ouverture qui peina un peu au moment de sectionner son nombril. Aucun sang ne s'en écoulait, et aucune douleur ne sourdait de son ventre.
Ne trouvant pas la force de s'étonner de ce "détail", Malice tenta de se débattre entre ses liens. Et à mesure que la lame cisaillait son ventre, elle avait vaguement l'impression que ce n'était pas vraiment son corps qui était tranché, en vérité, mais quelque chose de beaucoup plus subtil qui lui échappait, comme si cette lame ne faisait en fait que séparer les pans d'un voile qui la séparait de la véritable réalité.
Elle en était là de ses réflexions étranges, lorsque le chirurgien intrusif se décida enfin à lui adresser la parole.
- Ne bougez pas, ça pourrait faire mal... Il y a tant de choses qui puent, là-dessous...
Et tout en continuant à ouvrir son abdomen en direction de sa poitrine, il plongea sa main libre - recouverte d'un gant de plastique - dans son ventre dont les deux côtés s'écartaient mollement. Et il fouilla à l'intérieur.
A cette vision d'horreur, Malice eut vaguement envie de crier de terreur autant que de colère. Comment cet énergumène pouvait-il lui faire ça ? Pourtant, elle avait toujours cette impression que ce n'était pas vraiment son corps physique qui subissait ce traitement, mais tout autre chose. Toutefois, lorsqu'il ressortit sa main de son ventre, toute chargée d'un paquet de choses noires et dégoulinantes, cela rompit le cours de ses réflexions affolées, et lui coupa toute envie de parler. Une nausée lui tordit les tripes, ou du moins ce qui devait lui en rester.
Pendant ce temps, la lame atteignait sa poitrine, entreprenant de séparer ses deux seins, chacun sur une moitié équivalente...
La main jeta par terre ce paquet de choses dégoûtantes, et replongea dedans, pour en extirper d'autres quelques secondes plus tard.
- Qu'est-ce que je vous disais ? fit le chirurgien à l'air cinglé. Il y en a des choses à jeter et à oublier là-dedans... Voyons en haut...
Et il replongea son gant souillé dans sa poitrine ouverte, la fouillant comme une vulgaire poubelle oubliée.
- Voilà... On va y arriver.
Et il entreprit de retirer sa main, plus lentement, cette fois.
Bizarrement, Malice ne ressentait toujours aucune douleur, mis à part la nausée, en subissant ce traitement. Il y avait là manifestement quelque chose d'étrange qu'elle ne pouvait absolument pas comprendre. Aussi observa-t-elle docilement, mais nerveusement, la main ressortir de sa poitrine sectionnée, empoignant fermement une chose dégoûtante et ruisselante de ce qui semblait bien être du pus... Cela ne fit que la tordre davantage de nausée, entre ses liens serrés.
Il jeta également la chose au sol, avec les autres, sans plus de considération pour tout cela.
- Bon... Le nettoyage est fait. C'est toujours moi qui fait le sale boulot, mais rassurez-vous, j'ai l'habitude. Mes collègues se chargeront des autres étapes.
- Les autres étapes ?
Avant de lui répondre, il prit soin d'enlever proprement ses gants, et de les jeter sur le tas d'immondices qui s'était amoncelé au pied du lit.
- Oui. Le reste du boulot, quoi. Vous ne pensez pas qu'on va vous laisser comme ça, tout de même...
Malice jeta un coup d'oeil à son corps totalement éventré, duquel ne s'écoulait toujours pas la moindre goutte de sang. Enfin, devant l'incongruité de la scène, elle eut une sorte d'éclair de lucidité qui ne s'avéra pas tout à fait convainquant.
- Euh... C'est un cauchemar, et je vais me réveiller, n'est-ce pas ?
- Un cauchemar ? Ah ah ! Oui... C'est vrai... Ils pensent tous cela, au début. Bah. En tout cas, la prochaine fois, cela vaudrait le coup de vous maquiller, histoire d'être plus présentable. Là, on voit bien que vous avez passé une nuit blanche complète, vous avez une mine effrayante.
Il la fixa comme si son visage était un spectacle plus choquant que son buste totalement découpé, et comme elle essayait de se persuader qu'elle était vraiment en train de rêver et qu'elle allait se réveiller, elle essuya un cuisant échec.
Impossible de sortir de cette scène. Cela était-il vraiment réel ?
- Vous allez me laisser comme ça ? finit-elle par demander en faisant un geste du menton vers son torse sectionné.
- Oh... Bien sûr que non, comme je vous l'ai déjà dit. Pardonnez-moi. Mais il faut que je vous demande d'abord de fermer les yeux. Le spectacle du retour pourrait vous choquer affreusement, vous savez...
- Le spectacle du retour ?"
Et comme elle espérait encore une réponse qui ne vint pas, il posa d'autorité sa main sur ses yeux, pour les lui masquer. Une sensation étrange s'empara de tout son être, comme si elle était soulevée, puis soudain, la main s'évanouit, lui montrant le décor de sa chambre.
Tout semblait parfaitement normal. La lumière baissait, c'était vraisemblablement le soir, et elle était allongée là, sans qu'aucun lien n'entrave son corps. Aucun tas d'immondice sur le sol, ses vêtements - dans lesquels elle s'était couchée au matin - parfaitement en place, même pas froissés. Et, comme elle put le voir en défaisant un ou deux boutons de son chemisier, aucune ouverture, ni même de cicatrice sur son torse. Quant au chirurgien, il avait évidemment disparu, lui aussi.
Avait-ce été un rêve comme elle l'avait supposé un moment ? Pourtant elle n'avait pas réellement l'impression de revenir d'un sommeil agité, tout au plus celle d'être parfaitement reposée physiquement, comme si elle avait excellemment dormi et était levée depuis au moins une heure... Elle n'était même pas en sueur, comme elle l'aurait du, après un pareil cauchemar.
Elle eut beau se poser des tas et des tas de questions, aucune réponse ne se présenta à son esprit. La voix nasillarde du chirurgien, quelque peu étouffée par son masque, résonnait encore dans son esprit, comme si elle avait résonné dans cette chambre seulement quelques instants auparavant...
10 - La télévision, une fenêtre sur le monde (de l'ineptie)
La nuit suivante, elle retourna au musée, mais tout était fermé. Probablement parce que c'était le week end. Pourquoi travaillait-il la nuit, d'ailleurs ? Peut-être juste à cause d'un coup de bourre avant le week end...
Lorsque le dimanche matin arriva, elle avait donc passé une nuit blanche, et se sentait un peu bizarre, comme dans un état second. Son rêve de la veille - elle était à présent presque persuadée qu'il ne s'était agi que d'un rêve - tournait encore dans son esprit, bien quelle essayât de ne plus y prêter attention.
Installée dans le fond de son canapé, sans vouloir allumer la télé, son chat la regardant de biais, elle remarqua que son appartement n'était plus aussi en ordre qu'il l'était seulement deux jours auparavant. Ses bottes traînaient au milieu de la cuisine, un peu de vaisselle restait sur la table, et quelques autres objets, vêtements et choses diverses n'étaient pas encore à leur place. Elle se sentait trop lasse pour tout ranger maintenant. Sans doute à cause de ses errements de ce week end... Elle se dit toutefois avec un certain soulagement mêlé d'anxiété que demain, elle n'aurait pas à retourner au boulot. Peut-être la contacterait-on pour lui signifier qu'elle était virée. Elle se demanda aussi comment elle allait subvenir à ses moyens, maintenant... Mais elle décida de ne pas s'en soucier dès à présent. Elle voulait juste continuer à jouir de sa nouvelle liberté. Les soucis viendraient bien quand il serait temps de s'en occuper...
Conformément à ces quelques réflexions, elle s'enfonça davantage dans son canapé et se décida à allumer la télé. La fin de la matinée approchait déjà et elle tomba sur les émissions censées occuper le commun des mortels, assommé par le désoeuvrement dominical autant que par les stupidités télévisuelles... Une page de pub, et déjà c'en fut trop. Elle éteignit la télé avec la furieuse envie de balancer sa télécommande en pleine face d'une gourde nourrie à la lessive, mais se retint, soin impulsion brisée par l'image qui disparut juste à temps. Ces dernières semaines déjà, elle s'était trouvée allergique à cette machine à projeter des images abêtissantes, et ça ne faisait qu'empirer. Son rêve était d'un jour pouvoir bazarder sa télé par la fenêtre. Elle avait déjà songé maintes fois au sentiment de libération et de jubilation qui l'emplirait après un tel acte, un véritable orgasme protestataire. D'ailleurs pourquoi ne pas le faire maintenant ? Quel meilleur jour qu'un dimanche, jour du seigneur, pour accomplir une tâche aussi sacrée ?
Rien qu'à cette idée, elle sentit des picotements de plaisir au bout des doigts, et sa tête et son coeur se réchauffer comme à l'idée d'un bon repas de fête. Cela suffit à lui redonner l'envie de se relever, et déjà elle faisait le tour de la télé pour regarder comment elle était branchée. Pas dur... Juste défaire ça et ça, et...
Allait-elle vraiment le faire ? Cela lui vaudrait sûrement des problèmes... Peut-être une amende, une convocation au commissariat... Elle se rassit, prise d'un subit accès de raison.
Puis elle reprit la télécommande et ralluma la télé. Peut-être que ça n'était pas si débile, au fond... La télé s'alluma sur M6. Une pub pour le Loto. Un mec qui fait sa vaisselle en tirant au fusil dedans comme si c'était un ball-trap. Encouragement au gaspillage et à tout flamber ? Elle avait lu quelque part que beaucoup de gagnants du Loto se retrouvaient ruinés en quelques mois ou quelques années, car incapables de gérer leur fortune et de se rendre compte qu'elle n'est pas infinie... Soupirant, elle changea de chaîne. Une émission humoristique sur la une... Des tartes à la crème en pleine rue, un homme dont le pantalon se déchire... Ça ne lui arracha même pas un sourire. Alors c'est à ce genre de stupidités et de trucs grand-guignolesques que les gens passent leur temps ? Pendant que la planète part en fumée, que des espèces s'éteignent, on regarde si le président a des bourrelets, s'il va rester avec sa femme, si la croissance est toujours bonne et si le moral des ménages est au beau fixe ? C'est ce genre de "temps de cerveau" que l'on vend aux publicitaires ? Ecoeurée et commençant à se sentir vraiment agacée, elle changea de chaîne. Pub sur la 5... Décidément, y a pas moyen d'y échapper ! A chaque instant dans ce pays, on peut alimenter son esprit par la publicité : il y a toujours au moins une chaîne qui est en train d'en diffuser...
Voiture, musique agaçante, parfum, cuisines aménagées, re-voiture... Un grand tourbillon de prêt à consommer, de sécurité vendue à prix raisonnable, de valeurs qui sont vendues en lot avec les produits eux-mêmes : liberté, écologie, moralité...
Prise dans ce tourbillon de folie, elle réalisa à peine qu'elle avait déjà propulsé sa télécommande dans l'écran. Avec une telle force que celui-ci s'était ébréché. Elle vit la fêlure qui allait courir en travers du visage parfait d'une femme qui s'empêchait de vieillir en se droguant au Nivéa. Cette balafre la réjouit et fut la dernière chose qu'elle vit avant de débrancher la télé sans même l'éteindre, alors que son sang ne faisait qu'un tour. Elle la souleva des deux mains. Pas trop grosse, pas trop lourde, tant mieux. Direction la fenêtre.
Les fils se balancèrent sur le chemin, essayant de s'accrocher à un pied de table ou à une chaise, ultime tentative pour que l'appareil ne finisse pas comme tout appareil de ce genre devrait finir, finalement... S'appuyant contre le mur, elle put ouvrir la fenêtre. Elle se pencha, pour voir. Quatrième étage, pratiquement personne en bas. Dimanche, jour du seigneur, normal. Elle appuya le bloc de plastique et de verre contre le bord de la fenêtre, poussa... Il bascula, et elle se pencha avec empressement pour pouvoir jouir de ce spectacle si délectable. Franchissant l'espace qui la séparait des pavés de la rue piétonne, la télé effectuait une sorte de révolution sur elle-même, tel un objet en suspension dans l'espace interplanétaire. C'était aussi beau qu'on astronaute en état d'apesanteur sur fond de lune argentée. Enfin la télé heurta le sol sans aucune douceur ni grâce, tel un astéroïde creusant son cratère lunaire. Elle se répandit avec fracas, en mille morceaux de verre, de métal, de plastique, d'objets électroniques, les fils lancèrent un dernier coup de fouet, pareil à un spasme, avant de s'étendre au sol comme des membres morts. Un cri de joie intense monta en elle tandis qu'elle observait longuement le cadavre de la chose immonde qui ne bougeait plus, en bas de la rue. Ses débris s'étalant sur plusieurs mètres. Même pas une étincelle, même pas un crissement d'agonie. Juste la plus totale inertie, la plus complète indifférence.
Après tout, il n'y avait pas de quoi être fier d'être une télévision.
Si on lui posait la moindre question, elle répondrait que c'était un suicide.
11 - Comme un lundi... pas comme les autres
La nuit suivante, elle parvint enfin à dormir normalement. Elle s'éveilla tôt, et trouva que son appartement était sens dessus-dessous. Bon c'était sans doute exagéré, il y avait juste quelques affaires qui traînaient de-ci de-là, et puis bien sûr sa télé qui manquait, ce qui donnait une impression de vide dans la pièce. Quant à son chat, il avait trouvé, on ne savait où, des bonbons, qu'il avait envoyé valser par terre pour pouvoir jouer avec.
Il était encore assez tôt quand elle s'était extirpée de son lit, et elle avait découvert la ville sous les premiers rayons du soleil. Tout en sirotant un thé léger, elle se dit une fois de plus que tout ce qu'elle avait vécu ces derniers jours n'avait pas été un rêve. En se penchant par la fenêtre, elle avait pu voir que la télé avait été enlevée, probablement par les éboueurs, mais personne n'était venu lui demander de comptes à ce sujet. On voyait encore quelques débris de la télé s'étaler d'un côté et de l'autre de la rue, en scintillant sous le soleil matinal.
Elle aussi, sans savoir pourquoi, se sentait réduite en pièces. Elle avait toujours eu un caractère bien trempé - en termes plus familiers, on dirait un caractère de cochon - mais les choses bizarres qui lui étaient arrivées ces derniers jours la déstabilisaient tout de même fortement.
Elle se demandait d'ailleurs quel jour il était. Elle avait été si décalée ce week-end, qu'il lui fallut vérifier qu'on était bien lundi. C'était peut-être pour cela qu'elle s'était réveillée naturellement si tôt : son corps avait pris l'habitude de se préparer au travail, dès le lundi matin. Mais cette semaine, elle ne travaillerait pas. Il était hors de question, après la scène de vendredi passé, qu'elle retourne au travail. Elle la visualisa en esprit, en essayant de conserver son calme...
Son patron, qui l'avait littéralement harcelée toute la semaine pour qu'elle accomplisse - en plus de son propre travail - celui de sa collègue en arrêt maladie, l'avait sévèrement sermonnée devant un groupe de clients. Songeant que si sa collègue s'était mise en arrêt pour dépression nerveuse, c'était parce qu'elle avait été le souffre-douleur du dit patron pendant des mois, son sang n'avait fait qu'un tour. Non, elle ne serait pas le nouveau martyr de cette tâche ambulante. Et la claque était partie, violente et sonore, devant l'assemblée médusée des clients. Et elle avait quitté le standard. Ainsi, il pourrait se trouver deux nouvelles secrétaires pour les traiter comme des boniches, si ça lui chantait, mais elle espérait ainsi qu'il se trouverait bien dans la merde !
Elle eut un petit sourire en pensant au tour qu'elle lui avait fait. Il lui ferait sans doute des soucis, après cela, c'était même pratiquement certain, mais elle n'en avait rien à faire. Elle regrettait même de ne pas lui avoir fait ce coup là en pleine journée et en plein milieu de semaine, plutôt que d'avoir attendu le coup de bourre du vendredi soir pour le lâcher avec des clients. L'essentiel était qu'il allait se trouver sans secrétaires ce lundi matin... Peut-être s'attendait-il à la voir se pointer au boulot ce matin, la tête basse. Peut-être même qu'il avait soigneusement rédigé un sermon pendant tout le week-end, spécialement pour elle. Peut-être encore avait-il prévu qu'il y ait des témoins de sa colère divine, mais elle ne lui ferait pas le plaisir de se représenter au boulot pour cela. A moins d'y retourner juste pour lui coller une bonne paire de baffe ? Ça pourrait être jouissif... Elle esquissa un sourire en coin pour elle-même en songeant à la scène.
Mais non. Aujourd'hui elle avait décidé de se rendre au musée, afin de voir si cela était ouvert, ou à défaut si elle pourrait y trouver des horaires d'ouverture ou des renseignements sur cet homme, dont elle ne savait toujours pas le nom, aux ateliers. C'est dans cette idée qu'elle se prépara à sortir, et non pour aller au boulot.
12 - Accidents de terrain
Elle se rendit donc au musée, sans toutefois y arriver trop tôt, flânant d'abord un peu en ville. Seulement les lundis matin, les musées n'étaient pas plus ouverts que la plupart des magasins, comme elle le découvrit. Elle poireauta bien un petit moment devant, sans trop savoir pourquoi, puis laissa tomber après avoir bien pris note que, comme l'indiquait une affichette, le musée ne rouvrirait que le lendemain, à 10 heure.
Elle décida alors de profiter de ce moment de tranquillité pour faire ce qu'elle n'avait pas eu le temps de faire depuis qu'elle travaillait, c'est à dire depuis plus d'un an, déjà : errer en ville à la recherche de rues et de quartiers inconnus, un jour de semaine comme un autre. Bon, un lundi, quoi. Un jour particulièrement calme, comme elle le constata rapidement.
Tout en commençant à s'enfoncer un peu au hasard dans les rues, elle se demanda si elle parviendrait réellement à s'occuper, le temps de trouver un nouveau travail ou une nouvelle activité digne de remplir ses journées. Après tout, elle n'avait cessé d'être active, et même si elle avait quitté le lycée un peu comme elle venait de quitter son travail, elle n'avait passé qu'à peine un an sans travailler, à la sortie. Elle essaya de se rappeler alors ce qu'elle avait fait de son temps, pendant toute cette période.
Voyons, des moments passés avec les amis de lycée qu'elle avait encore, des heures devant des ordinateurs et d'autres machines proposant leurs jeux à qui voulait gaspiller un peu, ou beaucoup de son temps, et encore du temps devant la télé... Ouf, pour cela au moins, elle était à présent sauvée... Peut-être pourrait-elle s'atteler à cette chose qu'elle voulait tant faire, depuis fort longtemps, et que le travail l'avait aussi empêché de faire, aspirant tout son temps : écrire une pièce de théâtre épique, dans laquelle elle mettrait tous ses rêves et tous ses cauchemars... Elle avait cette idée depuis qu'elle était toute petite. Elle avait même en tête les costumes des acteurs, les différents et nombreux décors, et elle avait toujours voulu réaliser chacune de ces choses de ses propres mains, ce qui était une tâche titanesque, pour quelqu'un qui ne s'en était jamais vraiment servi... Tout ce qu'elle avait fait jusque là de notable avec, était de dessiner perpétuellement des éléments de costume et de décor, notamment sur ses feuilles de cours... Elle ne pourrait jamais réaliser une telle oeuvre toute seule. En vérité, ce qu'il lui fallait, ce dont elle aurait vraiment envie, c'était de trouver une troupe de théâtre qui voudrait bien l'aider dans cette tâche. Mais qui ferait confiance à une fille comme elle, incompétente et à peine sortie de l'adolescence ? Peut-être devrait-elle se faire d'abord embaucher dans un théâtre et y accomplir de petites tâches ? Et peu à peu, le chemin de son rêve s'ouvrirait devant elle ? Enfin, il était permis d'en rêver, en tout cas. De toute façon, elle ne connaissait strictement personne dans le milieu du théâtre. D'ailleurs, elle avait déjà perdu tous ses amis du lycée, tant elle passait du temps au travail, et elle se rendit soudain compte qu'à part sa collègue dépressive, elle n'avait plus guère de proches en ce monde, si l'on exceptait, bien sûr, sa famille, qui vivait dans une autre ville de province, à des centaines de kilomètres de là...
Il fallait pourtant bien qu'elle commence quelque part. Elle n'avait aucune envie de continuer à faire ce travail, que ce soit avec ce même patron, ou un autre...
Bon, pour le moment, elle n'avait pas vraiment de solution, alors elle rejeta ces réflexions à plus tard, quitte à ce que ce soit aux calendes grecques.
Autour d'elle, alors que ses pas l'emmenaient sans qu'elle en ait vraiment conscience, le paysage avait changé. Elle avait commencé à grimper le long d'une rue qui rampait contre le flanc d'une colline qu'elle ne pouvait reconnaître avec certitude. Il y avait quelque chose d'étrange dans cette rue. Peut-être n'était-ce que l'impression donnée par le brusque voilement du ciel, mais elle avait vraiment la sensation que quelque chose ne tournait pas rond, ici. Peut-être étaient-ce ces bâtiments, sur le côté, qui avaient une allure particulière ?
Elle les considéra avec curiosité. Soit elle avait la berlue, soit ils n'étaient pas droits. Elle se déplaça pour se mettre bien en face, sur le trottoir opposé. Et plus elle les regardait, plus elle en était sûre. Ils penchaient. Et pas qu'un peu. A tel point qu'elle se demanda comment elle avait pu en douter plus d'une seconde. Il y avait là toute une série de bâtiments qui penchaient nettement, de plusieurs degrés, comme suivant un creux formé par la rue. Elle constata d'ailleurs que l'asphalte de la route était fissurée à différents endroits. La pente était telle qu'il devait bien y avoir une différence de 3 ou 4 mètres de hauteur, d'un bout à l'autre du toit de ces immeubles qui semblaient complètement abandonnés. Elle remarqua en outre qu'un bandeau, collé sur la porte de certains, indiquait clairement qu'ils étaient condamnés. Sûr qu'avec une telle inclinaison, ils seraient tombés, s'ils n'étaient retenus de chaque côté par d'autres blocs d'immeubles encore droits, eux...
La façade de l'un des bâtiments arborait aussi une fissure discrète, mais qui attirait de plus en plus son regard. Il la barrait en diagonale sur toute sa largeur et sa hauteur, formant quelques arabesques autour des fenêtres aveugles auxquelles on avait enlevé les vitres. Probablement qu'elles avaient explosé sous la tension lorsque cette partie de la rue s'était affaissée. Elle réalisa seulement que c'était un fait qui n'était pas si rare, dans cette ville aux sous-sols rongés par les galeries de mines, et qui parfois s'effondraient, laissant de telles traces à la surface... Elle en avait souvent entendu parler, mais ne l'avait jamais constaté, considérant jusque là que ce n'était que racontars et légendes urbaines...
Son regard s'accrochait à cette fissure, en suivait les circonvolutions avec perplexité... A chaque instant, elle avait l'impression que cette fissure ne faisait que s'élargir, mais c'était sans doute un effet d'optique, et rien de plus... Elle se campa bien sur ses pieds, pour prendre le temps d'observer ces façades mornes, qui cachaient des appartements que l'on devinait facilement vides, à l'absence de rideaux et d'autres décorations, ainsi qu'à l'obscurité relative qui régnait au-delà. Cela donnait à ce groupe d'immeubles une allure fantomatique qui la fascinait.
Elle ne pouvait se lasser d'observer ces fenêtres penchées sur un côté, comme des objets en suspens sur une étagère cassée, d'essayer de percer leurs ténèbres, et de suivre les bords de la fissure qui sillonnait la façade, et continuait de lui donner l'impression de s'élargir à chaque fois qu'elle la regardait, mais aussi à chaque fois qu'elle la lâchait du regard. Elle essayait aussi de deviner si le bâtiment penchait non seulement sur le côté, mais aussi vers l'avant ou l'arrière, mais cela n'était pas perceptible. Elle se demanda ce qui se passerait, si cela lui arrivait. Si, tandis qu'elle était tranquillement installée chez elle, soudain, le sol se dérobait sous son immeuble, et que le plancher s'inclinait sans prévenir. Tomberait-elle ? Crierait-elle ? Aurait-elle une crise cardiaque ? Resterait-elle tout à fait stoïque, se disant que c'était normal, puisque cela arrivait régulièrement, par ici ? Et continuerait-elle à s'affairer tranquillement tandis que les choses tomberaient des placards ?
On croit souvent que les choses sont immuables, que nos villes sont permanentes, que nos constructions humaines vivent leur vie, puis sont remplacées par d'autres, sans coup férir, simplement quand il est temps. Mais c'est faux. Le monde est aussi soumis à la destruction, à l'impermanence, à la brutalité, la violence, la soudaineté, et lorsque quelque chose survient, même lorsque c'est le fruit d'une longue usure, cela arrive d'un seul coup, sans qu'on s'y attende, et provoque dans la foulée une cascade d'événements. Elle songea aux civilisations antiques disparues, aux guerres qui se déclenchent sans qu'on puisse bien comprendre pourquoi, aux tremblements de terre, et à toutes les sources de destruction qui interviennent brusquement dans nos vies. On dit que la vie est un long fleuve tranquille, mais même un fleuve connaît des cascades, des accidents, des gouffres, des détours, des assèchements parfois brusques...
Des gens étaient-ils morts, dans ces bâtiments, comme cela arrive lors des séismes ? Probablement pas, puisqu'il y avait quelqu'un, à l'une des fenêtres.
Quelqu'un ?
Malice ouvrit de grands yeux pour détailler cette personne qui était apparue à l'une des fenêtres, sans prévenir, elle non plus. Une personne tout ce qu'il y a de plus normale. Une femme, la cinquantaine avancée, peut-être la soixantaine, vêtue d'un pull rouge, cheveux châtains orangés, probablement teints. Leurs regards se croisèrent, et tout d'un coup elle se trouva gênée de rester là à observer ces bâtiments. Ils avaient pourtant l'air totalement déserts. Peut-être que cette femme était juste venue rechercher des choses à elle, ici, après tout. Rien de si surprenant à cela... Elle détourna alors le regard, se disant qu'il valait mieux la laisser tranquille et reprendre son chemin, et alors que la femme au pull rouge passait progressivement dans son champ de vision périphérique, d'un seul coup elle ne la vit plus.
Elle ramena le regard par là, comme pour s'en convaincre. Mais il n'y avait plus la moindre trace de cette dame qui, une fraction de seconde auparavant, occupait le milieu de cette fenêtre, s'appuyant fermement sur celle-ci, de ses deux mains. Malice en était si certaine qu'elle revoyait encore son corps qui penchait exactement selon le même angle que l'immeuble, si bien qu'elle était parfaitement alignée avec la fenêtre. Quelqu'un de tout à fait normal se serait-il tenu de cette façon là ? Probablement que oui... Mais peut-être que non...
Elle resta interdite, face à la fenêtre vide, se demandant si tout cela n'était pas juste un rêve, une fois de plus...
Elle brûlait d'envie d'aller voir de plus près, mais bon sang, elle ne pouvait quand même pas entrer dans cet immeuble... C'était sans doute dangereux...
13 - Les nuances du temps
Elle regarda d'un côté et de l'autre de la rue. Personne. Bah, au moins, elle pouvait s'approcher du bâtiment sans craindre le ridicule...
C'est donc ce qu'elle fit sans plus hésiter.
Sa façade, en dehors de la fissure qui la parcourait d'un coin à l'autre, et de son inclinaison, avait l'air tout à fait normale. Banale, classique. C'est à dire, pour un immeuble de cette ville, grise, sans relief particulier. Elle qui n'y connaissait rien ou pas grand chose en architecture ni en maçonnerie, n'aurait même pas su dire en quoi elle était bâtie. Et si sa porte était barrée et la plupart des fenêtres du rez-de-chaussée condamnées, il y en avait au moins une qui ne l'était pas.
Entièrement nue, dépourvue de vitre et de cadre, c'était une sorte de rectangle creux qui donnait directement sur la pénombre intérieure.
Malice y plongea le regard, s'en approchant en vérifiant encore une fois que personne ne venait d'un bout ou de l'autre de la rue. Elle se pencha pour essayer de percer les ténèbres qui baignaient l'intérieur. Tout ce qu'elle put distinguer, c'était des murs encore vêtus de leur papier peint blanc à motif abstrait qui évoquait vaguement des fleurs de lys ou des flèches, et un peu de la moquette de couleur indéfinissable qui recouvrait le sol.
Bien entendu, il n'y avait pas un chat là-dedans, et il y régnait un calme et un silence absolu. Une sorte de ruine en pleine ville moderne. Cela la troublait. Quelque part, cela lui semblait contraire à la nature des choses, et c'est peut-être pour cela qu'elle se sentait tellement attirée par cet intérieur. Elle réalisa même que, à présent qu'elle était si proche de la façade de la bâtisse, la rumeur de la ville s'était muée en un quasi silence, elle aussi, comme si le lieu était un sanctuaire que l'agitation urbaine ne pouvait atteindre.
Elle commença à se demander ce qu'elle pourrait ressentir si elle entrait dans le ventre de ce vieil immeuble, à tel point que cela l'obséda rapidement. Cependant elle ne pouvait pas s'y résoudre. Entrer comme ça dans une habitation, comme une voleuse, non, ça n'était pas son genre, et elle se sentirait beaucoup trop mal à l'aise...
Elle se remit alors à promener son regard le long de la façade fissurée, encore relativement insouciante, lorsqu'un impressionnant éclair zébra le ciel pourtant encore bleu, juste au-dessus d'elle. Tout d'abord elle ne comprit pas vraiment ce qui s'était passé lorsque la façade s'était brusquement illuminée. Ce n'est que le claquement violent et persistant du tonnerre qui l'aida à comprendre. S'ensuivit le plus effrayant roulement de tonnerre qu'elle entendit jamais. C'était un grondement tellement menaçant, sec, et qui semblait si proche, si palpable, qu'elle se demanda si il se pouvait réellement que ce ne fut que le tonnerre. Elle leva les yeux vers le ciel, le contemplant, presque implorante, et constata qu'il était en grande partie bleu, à part quelques nuages grisâtres qui en envahissaient une part. Cependant la clarté précédente venait de laisser place à une grisaille sombre qui recouvrit toute la ville. Et alors qu'elle gardait le regard tourné vers l'étendue céleste toute puissante, le roulement de tonnerre s'éteignant dans le lointain, elle reçut sur la figure les premières gouttes fines d'une bruine qui se muèrent très rapidement en grosses gouttes lourdes qui se firent piquantes sur sa face.
Elle réalisa alors que ce qui coulait sur elle était une fine grêle qui allait en grossissant. Elle baissa la tête pour ne plus ressentir ce picotement qui devenait douloureux, et frissonna en se demandant comment cela allait tourner.
La réponse ne se fit pas attendre avec des grêlons de plus en plus gros et virulents. Et devant elle, l'ouverture rectangulaire qui semblait l'inviter. Elle y serait à l'abri. C'était vrai. Et la taille des fragments de ciel qui lui tombaient sur la tête continuait de s'amplifier. Plus d'hésitation. Sans même regarder autour d'elle, elle s'appuya sur le bord bas de la fenêtre, l'enjamba en faisant attention de ne pas l'accrocher avec sa jupe, et se retrouva à l'intérieur, dans un bain d'obscurité qui remplaçait avantageusement la douche de glaçons qu'elle venait de se prendre.
Epoussetant ses épaules des petits grêlons qui s'y accrochaient encore, elle se rendit compte qu'il faisait vraiment sombre ici, à tel point qu'elle voyait à peine sa main tendue devant elle. Cependant elle pouvait tout de même voir distinctement les contours des ouvertures, l'encadrement des portes qui menaient vers d'autres pièces. Lorsque son regard se serait habitué à l'obscurité, elle pourrait s'aventurer un peu plus avant. Juste le temps que l'orage se calme...
Tendant l'oreille, elle constata à nouveau que, de manière étrange, un silence total occupait ces lieux. Même l'orage ne se faisait plus entendre... Perplexe, elle se retourna.
Au-dehors, plus de grêle. Juste une fine pluie qui s'affaiblissait à chaque seconde, jusqu'à soudain s'arrêter sous ses yeux... La rue était à peine humide, juste parsemée de fins grêlons en train de fondre sur le bitume. Cela la déconcerta. C'était comme si on l'avait poussée à entrer ici, dans ce domaine du silence et de l'obscurité, sanctuaire de la tranquillité au sein de la jungle urbaine.
Elle haussa les épaules. De toute façon, dans la diversion créée par l'orage soudain, personne n'avait du la voir entrer. Autant visiter tout de même. Et puis son regard parvenait déjà à mieux distinguer les détails de cet intérieur. Elle pouvait même voir la trace laissée par la longue occupation des meubles, qui avaient conservé la vivacité des couleurs du papier peint dans des rectangles de mur, ou marqué l'empreinte de leurs pieds au sol par de petites dépressions dans la moquette. Elle chercha autour d'elle les signes d'une occupation humaine, au sein de cette pièce qui avait peut-être été une salle à manger, mais les meubles avaient, semble-t-il, eut une existence plus marquante... Sans doute, après des années, des décennies, les meubles entretenaient-ils une relation avec les lieux qui les abritaient... Elle se prit à imaginer une sorte de dialogue inaudible pour l'homme, entre des armoires, des parois murales, des moulages de plâtre... Et si toutes ces choses avaient une vie propre ? Et si elles se liaient entre elles, si elles avaient des relations amicales insoupçonnées ? Et si elles s'imprégnaient de toute la charge affective qui émanaient des humains, et la réutilisaient à leur compte ?
Elle commença à libérer ses pas, à l'intérieur de la pièce, pour aller voir de plus près à quoi ressemblait la pièce adjacente. Une chambre à coucher ?
Au vu de la décoration des lieux, ou de ce qu'il en restait, il semblait que cet appartement avait été habité par quelqu'un d'un autre âge. Elle se représenta, sans savoir pourquoi, une vieille dame aux cheveux blancs dont le brushing impeccable témoignait que l'âge ne l'avait pas encore ruinée complètement. Elle continuait de prendre soin d'elle. Elle la voyait, distinctement, assise ici sur un fauteuil comme on n'en voit plus que chez les antiquaires, en train de lire un livre d'un auteur disparu qu'elle avait sûrement apprécié depuis longtemps. Peut-être Colette, Céline, Victor Hugo, Emile Zola, Georges Sand, comment savoir ?
En s'approchant ?
Elle s'approcha de l'endroit où elle visualisait cette vieille dame vêtue d'une robe élégante, mais aux couleurs passées. Cette pièce était un peu plus claire, et lui permit de mieux distinguer les détails. Sur la couverture jaunie, presque brune, illustrée d'un lapin que l'on devinait avoir été blanc, portant un chapeau et des lunettes, était écrit en lettres majuscules enjolivées de courbes comme on n'en faisait plus : "ALICE IN WONDERLAND".
Et tout en bas : "IN.WORDS.OF.ONE.SYLLABLE".
Intriguée, elle mit un certain temps à remarquer qu'au premier plan se tenait une petite fille châtain, un noeud noir dans les cheveux, vêtue d'une robe d'un bleu délavé par le temps. Et sur l'arrière de couverture, la même petite fille était dessinée dans une robe blanche, dont le bras s'accrochait à celui d'une dame à grosse tête, accoutrée telle une reine.
Elle observa un moment la vieille femme qui tenait ce livre ouvert entre ses mains ouvertes. Pourquoi lisait-elle un livre pour enfant, à son âge ? Et en anglais, qui plus est ? Peut-être était-elle d'origine étrangère ? Ou bien avait-elle anciennement été professeur d'anglais...
Puis soudain, elle réalisa l'absurdité de ces questions... C'était elle qui avait inventé cette vieille dame ! Il lui suffisait de décider de le vouloir, et elle allait disparaître.
Voilà. Comme cela.
Mais pourquoi le livre ne disparaissait pas, lui ? La dame en robe avait laissé place au vide, ainsi que son fauteuil imaginaire, mais le vieil illustré d'Alice au pays des merveilles restait suspendu dans les airs, comme pour la narguer.
Allons ! Il suffisait d'un petit effort de concentration, et elle le ferait disparaître aussi !
Elle concentra alors toute son attention sur le bouquin, encore ouvert, couverture présentée à elle, comme si des mains invisibles le tenaient en l'air. Bientôt, il allait disparaître. Oui.
Voilà, n'était-il pas en train de se dématérialiser ?
Non.
Il était plus présent que jamais. Elle pouvait presque sentir son odeur, et ses couleurs frappaient ses yeux, malgré la relative pénombre de la pièce. Elle avait d'ailleurs l'impression que la robe bleue de la fille était maintenant moins délavée, que le papier était moins jauni. Plus elle se concentrait, et plus le livre, qui avait des dimensions à peine supérieures à un livre de poche, prenait des couleurs, et perdait son aspect usé par le temps.
C'est devant son regard de plus en plus médusé qu'il affichait à présent de vives couleurs imprimées sur une couverture parfaitement blanche.
Elle sursauta lorsque, brusquement, le livre tomba au sol en se refermant, dans un bruit un peu mou.
A présent, il gisait, là, à moins d'un mètre devant ses pieds, continuant à la narguer, alors qu'elle se trouvait complètement estomaquée. Se pouvait-il que ce livre soit réel ?
Elle resta un moment, comme paralysée, à le contempler, gisant sur le sol, immobile. Peut-être s'était-il simplement trouvé là depuis le début sans qu'elle le remarque, et elle l'avait intégré à sa rêverie ?
Elle décida tout de même de se pencher, pour voir. Il avait l'air bien réel, en tout cas... Elle tendit la main, curieuse, et comme un chat craintif voulant examiner quelque chose du bout de sa patte, elle caressa la couverture de l'index. C'était du papier cartonné, tout ce qu'il y a de plus normal, un peu renforcé, mais pas plastifié, plutôt doux au toucher, bien que légèrement rugueux.
Elle retourna d'abord le livre à même le sol, regardant un instant l'illustration de l'arrière de la couverture, montrant Alice au bras de ce qu'il lui semblait être la reine de coeur, si ses souvenirs étaient bons. Puis elle saisit le livre, et se redressa, pour le regarder de plus près. Il avait l'air tout à fait neuf. Sa couverture lisse et bien blanche exhibait une illustration bien nette, aux couleurs franches et éclatantes et aux contours nets, comme si elle sortait juste de l'imprimerie. Cela semblait être, pourtant, une très vieille édition du livre de Lewis Carroll, en anglais.
Elle l'ouvrit pour s'en assurer. Seulement, c'est avec quelque stupéfaction qu'elle constata que chacune des pages était entièrement vierge.
Longuement, elle les tourna, les feuilleta de ses doigts nerveux, mais il n'y en avait pas une qui n'était pas de la blancheur impeccable que vantent les moins originales et imaginatives des marques de lessive... C'est dubitative qu'elle le referma en un claquement sec, se demandant quoi faire, à présent...
14 - la Brèche
Elle était toujours entourée de la maison, dans cette pièce dans laquelle elle venait de découvrir le livre. Elle avait peine à croire en sa réalité, et pourtant il était toujours bien là, entre ses mains.
Elle ne savait pourquoi, mais elle avait quelque peu l'impression de suffoquer, à présent. Cette maison lui avait pourtant semblé accueillante, de prime abord. Mais elle s'y sentait soudain à l'étroit. Peut-être une allergie à un champignon qui poussait par là, à cause de l'humidité, et qui gênait sa respiration ?
Elle songea que de toute façon, il valait mieux qu'elle parte. Elle n'avait plus rien à faire ici. Aussi, serrant le livre contre sa poitrine, elle revint dans la première pièce et se tourna vers la fenêtre par laquelle elle était entrée. A l'extérieur, il faisait toujours gris, bien que le ciel semblât s'être éclairci. Elle fit un pas en direction de la fenêtre, mais un craquement l'arrêta.
Elle se figea sur place, comme si la maison allait soudain s'effondrer ou se replier sur elle. Elle ne savait pas pourquoi elle avait cette terrible impression qui la glaçait, c'était absurde. C'était sans doute juste le plancher qui avait craqué sous son pied. Pourtant, un grincement s'ensuivit et, tournant lentement la tête dans sa direction, aperçut une porte à laquelle elle n'avait pas fait attention jusqu'ici, qui était en train de pivoter toute seule sur ses gonds. Sans doute le bâtiment s'était-il déséquilibré et déformé, depuis l'affaissement de la rue, et les portes ne tenaient plus très bien.
Elle regarda par là. De l'autre côté de l'ouverture, il faisait particulièrement sombre, et elle distingua un plafond en pente, qui indiquait qu'il s'agissait là d'un escalier descendant vers la cave, ou quelque chose de ce genre. Intriguée et curieuse, elle s'approcha de cet escalier et observa vers le bas, oubliant momentanément sa décision de s'en aller.
Une ampoule nue et éteinte pendait à mi-chemin du plafond, au-dessus de l'escalier qui semblait fait de béton. Dans cet espèce de couloir descendant, tout était gris et découvert, sans décoration, presque sinistre. Elle avait alors du mal à s'expliquer pourquoi elle se sentait attirée par cette pente qui s'enfonçait sous le sol.
Jetant un regard de gauche et de droite, puis se penchant vers l'escalier, serrant le livre contre sa poitrine comme elle aurait serré un nounours pour se rassurer, elle estima qu'il ne semblait y avoir aucun risque ni danger. Elle posa alors un pied timide sur la première marche, puis s'immobilisa comme une chatte à l'affût, comme dans l'attente d'une catastrophe quelconque. Au contraire, maintenant qu'elle s'était aventurée dans cette voie, elle avait oublié la sensation de suffocation qu'elle avait ressenti dans la pièce. Elle descendit donc une marche de plus, puis encore une autre. Jusqu'à se retrouver au milieu du couloir, sous l'ampoule blanche et opaque à laquelle elle jeta le regard dubitatif qu'elle aurait lancé à une caméra de surveillance, se demandant vaguement si un oeil ne se cachait pas derrière, la dévisageant. Mais elle poursuivit sa descente, parvenant finalement jusqu'à une porte de bois simple qui barrait le passage. Elle n'hésita pas longtemps avant de tourner la poignée, espérant au fond d'elle-même que la serrure n'était pas fermée.
La porte s'ouvrit sans histoire, dans un mouvement souple et parfaitement silencieux, donnant directement sur le sol d'une cave sombre. Elle chercha un interrupteur en se penchant dans la pièce. Il y en avait bien un, à côté de la porte, mais le courant était sans doute coupé par sécurité, dans le coin. Elle tenta tout de même sa chance.
Une autre ampoule nue, pendant au bout d'un fil électrique vert, s'illumina au milieu du plafond carré de la cave. Elle se mit à l'examiner.
Elle était quasiment vide. On y trouvait seulement un vieux vélo poussiéreux qui n'avait plus qu'une roue, une sorte de petite brouette et un empilement de cartons dans un coin. Elle poussa toutefois la porte pour mieux voir, et fit un pas à l'intérieur. C'est alors qu'elle vit la large fissure qui s'ouvrait du côté que la porte lui avait jusqu'à présent dissimulé, et se mit à la contempler avec incrédulité. Etait-ce le prolongement de la fissure qu'elle avait vu sur la façade du bâtiment ? Mais elle était beaucoup plus large... Pouvait-ce être alors une communication avec une galerie de mines ? Les galeries ne se situaient-elles pas beaucoup plus en profondeur que cela ?
Sa faible connaissance minière ne lui donnait aucune idée de la réponse, aussi supposa-t-elle que c'était possible lorsque, s'approchant de la fissure, elle constata que celle-ci donnait sur une espèce de large galerie aux parois sombres et légèrement brillantes, comme si elles étaient faites de quartz ou de charbon.
Elle resta longuement debout, sur le rebord surplombant cette galerie - dont le sol se situait légèrement en contrebas de celui de la cave - commençant à se demander si l'idée qui germait dans son esprit, et qui consistait à s'y aventurer, était vraiment bien raisonnable...
15 - La chute
C'est avec appréhension qu'elle s'abaissa suffisamment pour pouvoir poser l'un de ses pieds bottés sur le sol de la galerie, tout en maintenant le livre aux pages blanches précieusement serré contre sa poitrine.
Il aurait du faire sombre, ici, mais bizarrement, l'ampoule nue de la cave fournissait suffisamment de lumière pour voir assez loin dans la galerie. Celle-ci s'enfonçait sous le sol de la ville en suivant une légère pente descendante. Ses parois, bien que sombres, dégageaient une brillance surprenante.
Malice eut bien quelques hésitations, mais à présent qu'elle y était, elle ne se voyait pas faire machine arrière. Enrayant les pensées qui lui faisaient imaginer le pire, comme de se retrouver coincée suite à un éboulement, elle suivit la descente, tout en s'appuyant parfois d'une main sur la paroi. Après tout, si cet endroit avait été si dangereux, il aurait été balisé, muré, des rubans ou des barrières auraient été placées devant la façade de l'immeuble...
Alors ses bottes résonnaient dans le souterrain, et elle avait déjà fait au moins dix mètres dans celui-ci que la luminosité ne semblait pas avoir diminué pour autant.
S'interrogeant à ce sujet, mais sans s'inquiéter plus que cela, elle continua donc à la même vitesse, parvenant enfin au bout d'une cinquantaine de mètres à un premier coude. A peine marqué, celui-ci s'orientait légèrement sur la droite, tout en adoucissant la pente déjà faible, si bien que Malice estima que cette portion de galerie était totalement plate.
Le sol en revanche, était toujours aussi rugueux et irrégulier, de même que les murs toujours aussi sombres et curieusement luisants.
Puis d'autres succédèrent au premier. Certains plus marqués que d'autres. Certains partant sur un côté, d'autres repartant en descente, d'autres encore qui remontaient. Si bien qu'elle en perdit le sens de l'orientation, oubliant de s'étonner que coude après coude, la lumière ne déclinât point.
Le boyau gardait toujours les mêmes dimensions, et il n'arborait guère de signes d'emploi d'outils pour avoir été creusé. Malice se fit enfin la réflexion que ses parois semblaient si lisses et vierges que ce souterrain avait tout l'air d'être naturel, malgré la bizarrerie de la chose. Ce n'était pourtant pas tellement vraisemblable. Dans cette ville, l'on trouvait des galeries de mine de charbon de construction humaine un peu partout, et même la rivière avait été enfouie artificiellement, par endroits, mais il n'y avait certainement pas de galerie naturelle.
Et pourtant elle arpentait celle-ci, qui n'était étayée par aucune construction de bois, et qui ne portait nulle part la trace des outils habituellement utilisés pour forer. Les murs eux-même n'avaient jamais été entamés par les marteaux et pics des ouvriers, et elle se demandait enfin s'il s'agissait vraiment de charbon. Après tout, elle n'en avait jamais vu, mais quoiqu'il en soit, elle pensait savoir que le charbon n'est pas luisant, à moins d'être incandescent, ce qui est tout de même différent. Et dans ce cas là, il régnerait ici une chaleur suffocante, à la place de cette douce tiédeur réconfortante.
Elle en était là de ses suppositions, lorsqu'insouciante elle mit un premier pied dans le vide.
Ce n'est que trop tard, qu'elle perçut cette sensation de s'enfoncer à travers le rien, et son deuxième pied suivit en glissant. Elle voulut se rattraper, mais à quoi ? Il n'y avait qu'une paroi lisse et parfaitement verticale qui à présent défilait tout autour d'elle à la vitesse grand V !
Comment n'avait-elle pas pu voir ce trou ? Mais il était trop tard pour regretter, et juste assez pour voir sa vie défiler devant ses yeux. Ce qui devait, parait-il, se passer lorsque survient notre dernier instant.
Pourtant rien de tel n'arriva. Elle sentait l'air frotter son corps de plus en plus vite et de plus en plus fort, à mesure que sa chute s'accélérait, et tout ce qu'elle parvenait à penser, c'était "à quelle distance se trouve le fond contre lequel je vais m'écraser comme une merde ?".
Oui, c'est dans ces moments là que le naturel revient au galop, on dirait. Qui croirait vraiment que c'est au moment de mourir qu'on est le plus digne des grandes qualités humaines ? A part quelque réalisateur de film bien rouillé, bien entendu.
Dans les vieux films, tout le monde crève paisiblement, dans un râle poli, après avoir souhaité bonne continuation à tout le monde, sans oublier de dire à quel point on les aimait tous et de saluer le réalisateur, les assistants de la photographie et du son, sans lesquels une telle performance n'aurait été possible. Sans oublier non plus sa mère, à qui l'on doit cette éducation d'une telle perfection que même à l'approche de la mort, on met un mouchoir (propre) devant sa bouche, avant de tousser. On peut aussi féliciter les artisans du maquillage, grâce auxquels le fin filet de sang qui s'écoule éventuellement d'une narine ne parait pas trop gore, sans parler du teint du mourant, qui doit être pâle, mais sans paraître trop bleuâtre ou hépatique. L'on citera aussi toute la grande famille des gens du spectacle, qui auront eu la gentillesse d'attribuer un oscar, un césar, une palme, bref une babiole en métal (précieux si possible, au moins pour la surface) pour la prestation inénarrable de celui est mort en nous saluant.
Non, Malice, en cet instant, ne parvenait à exprimer rien de tout cela. Certes il y avait une toute petite différence. Elle était jeune et en pleine santé, et non pas mourante d'une longue maladie. Mais le fait est que cela lui donnait seulement envie de hurler, de chialer, voire pire. Rien qui inspire une grande dignité, quoi.
Par dessus le marché, pas de caméras pour être témoin d'une fin aussi stupide, pas de réalisateur pour mettre en valeur l'expression désespérée de son visage. Personne pour consigner cette mort dans aucun registre. Au moins venait-elle de percer un mystère... Voilà donc comment certaines personnes disparaissent sans qu'il subsiste la moindre preuve de leur mort ! On penserait certainement qu'après avoir foutu son boulot en l'air, elle avait voulu disparaître de cette ville, de ce pays, de ce continent. Voire de cette planète.
En tout cas, elle avait tout loisir de penser à cela, car cette chute était décidément interminable, et elle sentait le vent déformer son visage, écraser ses vêtements qui n'avaient certes pas été conçus pour la chute libre. Une chose qui la surprenait était que quelque soit sa position, sa chute était toujours verticale, sans qu'elle aille se fracasser contre la paroi qui continuait d'accompagner sa chute, qui à présent devenait si longue et monotone que sa terreur avait eu le temps de s'atténuer.
Et s'il n'y avait pas de fond ? Elle se rappela que certains énergumènes pensaient que la terre était creuse. Il lui semblait même, en dépit du fait que cette théorie était totalement anti-scientifique, pour ce qu'elle en savait, que les mêmes racontaient que d'ailleurs, le centre de la terre était habitée par les extra-terrestres.
C'était vraiment étonnant. Comment des intra-terrestres peuvent-ils être aussi des extra-terrestres ? Cela la rendit plus que perplexe, une nouvelle fois.
Soyons logique, une race qui habite le centre de la Terre ne peut pas décemment être qualifiée d'extra-terrestre ! Sinon comment doit-on appeler les habitants de la surface ? Des supraterrestres ? Des ultra-terrestres ? Des infra-terrestres ? Des surfaterrestres ? Dommage qu'elle n'ait pas l'occasion de se documenter sur l'instant sur ce sujet passionnant et paradoxal, cela aurait donné un sel particulier à sa mort prochaine, qui décidément tardait à arriver.
Elle eut encore le temps de penser en profondeur à de nombreux sujets, et elle aurait même pu en profiter pour envisager de faire la liste de ses prochaines courses et de ses prochains repas, si tout cela avait eu un intérêt, dans la situation présente. Heureusement, quelque chose arriva enfin pour la sauver de cette vaine activité mentale qui demeurait jusqu'alors sa seule opportunité apparente.
Il fallut qu'elle tourne son regard vers le bas, pour réaliser que quelque chose apparaissait au fond du trou. La mort. Enfin.
Sa robe s'ouvrit soudain en éventail sous elle, comme en préparation quelque peu dramatique et ridicule à la fois, à la chute terminale de cette histoire...
16 - Ubiquité
Sa robe s'ouvrit si bien qu'elle lui cacha la vue, se plaquant à son visage. D'un côté, cela la frustra, d'un autre, peut-être valait-il mieux ne pas voir comment cela allait se terminer...
Tout ce qu'elle vit, c'était une lumière à travers l'étoffe de sa robe. Lumière qui contrastait avec la relative pénombre de la galerie à travers laquelle elle chutait.
Puis contre toute attente, son interminable chute se ralentit, alors même que sa robe se déployait élégamment sous elle. On aurait dit un parachute.
Elle ralentit si bien que cela lui provoqua la sensation que son estomac s'enfonçait en descendant dans ses entrailles, comme dans un ascenseur qui freinerait trop brusquement. Mais cela ne dura pas, et ses pieds entrèrent délicatement en contact avec le sol, en même temps que sa robe retombait avec classe autour de son corps...
Elle n'en croyait pas ses yeux, et pourtant il lui fallut bien les ouvrir tout grands, pour pouvoir se situer dans ce nouvel endroit, placé vraisemblablement en plein coeur de la Terre elle-même.
On n'aurait pourtant pas dit. Cet endroit était un lieu vallonné, sur lequel veillait un ciel d'un bleu tout à fait banal, barré de quelques nuages blancs aux formes allongées. Le genre de coin de campagne qu'on aurait trouvé parfaitement normal, à la surface.
Un sol d'herbe bien verte et grasse, des arbres resplendissants, pins, hêtres et chênes fiers. Une rivière coulant au milieu des collines, paisiblement, d'un bleu gris généreux. Tout ce décor vierge de constructions humaines, qui résonnait de chants d'oiseaux et de cris de grenouilles. Au loin, on entendait d'autres cris, plus indistincts.
A vrai dire, vierge de constructions humaines, c'est en tout cas ce qui lui avait semblé à première vue. A présent qu'elle était quelque peu revenue de sa surprise d'être dans ce lieu, un lieu aussi banal et particulier à la fois, et saine et sauve, qui plus était, elle n'en était plus aussi sûre.
Le flanc de colline sur lequel elle se trouvait était enflé d'une forme peu naturelle, bien que recouverte de végétation, à quelques pas de là où elle avait atterri. Elle marcha alors par là, essayant de surmonter sa stupéfaction pour retrouver un peu de sa jugeote.
La forme en question formait une bosse semblable à une tuile arrondie, par-dessous laquelle semblait se trouver une ouverture. Elle la contourna donc, de manière à se retrouver face à cette ouverture, qui consistait en une porte de bois ronde, donnant directement dans la colline elle-même, à ce qu'il semblait...
Incrédule, elle détailla un instant cette porte, qui comportait une ouverture, comme une petite lucarne ornée de quelques barreaux. Le reste ressemblait à un minutieux travail de menuisier ou d'ébéniste, pour donner un aspect travaillé au bois. Une très belle porte, en parfait état, seule, au milieu de nulle part.
Une fois de plus, elle devait rêver. Mais elle n'osait même plus croire à cette opportunité. La dernière fois, ça avait été dans l'atelier, sous le musée, et elle avait bien du admettre que quelque chose s'était passé, même si ce n'était probablement rien d'autre qu'une hallucination particulièrement réaliste. Tout comme celle-ci.
Mais ces considérations ne lui donneraient pas la réponse, et elle ne savait plus très bien comment elle était parvenue à s'en extirper. Pour l'instant, autant essayer d'en savoir plus. Elle s'avança donc vers la porte, et saisit d'une main prudente la poignée de cuivre arrondie. Elle tourna sans discuter, et la porte pivota de même, sur une entrée au sol de terre, quelque peu sombre. Elle se rendit compte en s'y engageant qu'il lui fallait se baisser quelque peu pour passer...
Ce genre d'endroit lui rappelait quelque chose, mais quoi ?
En tout cas, elle avança bien une dizaine de mètres dans cet étroit couloir - décidément, cela devenait une habitude - avant de rencontrer une nouvelle porte. Elle en chercha la poignée, dans une pénombre devenue plus que profonde, la trouva sans mal, et la tourne après une courte hésitation.
C'est alors qu'elle fut prise de stupeur. L'endroit qui se trouvait derrière elle le connaissait...
Avec ses plateaux de bois encombrés de toutes sortes de vieilles choses, disposés en rangées parallèles, ses lampes de plafond dont la lumière était étouffée par la hauteur des amas de vieilleries, bricoles et fanfreluches, son odeur de bois, de sciure et de tissu légèrement humide, ou encore ce parquet, ces murs et ce plafond de bois...
A n'en pas douter, cet endroit, c'était... L'atelier du musée ! Comment pouvait-il se trouver ici ? Elle regarda derrière elle, et à l'autre bout du couloir pointait toujours le ciel bleu et les collines verdoyantes. Elle n'avait pas été transportée d'un seul coup, elle était bien là, et pourtant l'atelier s'y trouvait aussi...
Et à l'intérieur de celui-ci résonnait le son régulier de coups de marteaux. Des coups adoucis par une surface tendre, aurait-on dit, et qui évoquaient étrangement des battements de coeur. Un bruit qui l'attirait irrémédiablement...
Elle s'aventura donc dans la pièce, ses bottes venant fouler le parquet de la salle, alors qu'elle pouvait enfin se redresser sans crainte de se bosseler le crâne. Elle respira profondément, puis choisit une allée, entre les établis, pour se rapprocher du son rythmique du marteau.
Tout au fond, il était là. Le type de l'atelier, affairé à retaper quelque chose, ne semblant pas le moins du monde se soucier que quelque chose de bizarre soit en cours.
Il se retourna vers elle, sans cesser de s'affairer, lui adressant un sourire de bienvenue.
"Pas trop éprouvée ? Demanda-t-il.
Elle fit la moue.
- Il n'y a rien qui vous étonne, vous.
- Oh non, tu as raison. Pourquoi s'étonner que le monde ne soit pas toujours comme on croit qu'il est ? On appelle ça le lâcher-prise, maintenant, non ? Lâcher-prise sur la réalité...
- Qu'est-ce qu'on fait ici, alors ?
- La même chose qu'ailleurs. Mais ça n'a pas exactement le même sens...
- Comment ça ? demanda-t-elle en s'approchant, essayant de voir ce qu'il faisait.
Il se retourna avec le même sourire, ses mains s'activant toujours. Puis donna un dernier coup de ciseau à bois.
- Tiens. Tu vois ça ? C'est pour toi.
- Ça ?
Elle contempla la sculpture en bois qu'il venait de lui faire. Ce n'était ni plus ni moins qu'un petit pantin de bois, aux membres articulés, qui paraissait grossièrement taillé, mais aux formes pourtant harmonieuses. Elle tendit la main pour le prendre.
- Attend, il faut que je te le termine, fit-il. L'objet doit être finalisé et consacré.
- Consacré ? lâcha-t-elle, toujours plus perplexe.
- Une seconde.
Il se dirigea vers un autre établi, et commença à opérer avec des plumes, de la laine, des teintures et différents outils. Se contentant d'observer ce qu'il faisait tout en regardant autour d'elle, elle n'osa pas l'interrompre par de nouvelles questions. Surtout pour le peu de réponses qu'elle obtenait.
C'est donc avec une mine fermée qu'elle remarqua ce qu'elle n'avait pas vu jusqu'alors. Les murs de l'atelier étaient marqués, à intervalles plus ou moins réguliers, de symboles cabalistiques tracés à la craie, aurait-on dit. Des décorations ? Des protections de nature occulte ? De la sorcellerie ? Cela ne valait même pas la peine de poser la question. Et puis si.
- C'est quoi ces signes ?
- On ne va pas au combat sans armes, répondit-il d'une voix distraite, sans même se retourner.
Une protection, conclut-elle pour elle-même, dans sa tête.
- Parfaitement, confirma-t-il. Au fait, tu peux m'appeler Celui qui Montre la Voie, mais c'est un peu pompeux, non ?
- Vous avez... entendu ce que j'ai pensé ?
Il haussa les épaules.
- Tu préfères peut-être un prénom, c'est plus commode. Disons... Je ne sais pas, Georges ? Non, tu n'aimes pas... Va pour Attila, alors.
- Attila ? Et elle partit dans un éclat de rire.
- Oui, cela t'amuse, c'est donc parfait. Tiens, j'ai fini.
Et il vint vers elle, avec le pantin terminé, le lui tendit. Il avait à présent une longue chevelure de laine noire, des sortes de tatouages à certains endroits du corps et des bouts de plumes en guise de cape.
- Pourquoi des plumes ?
- C'est un homme-oiseau. Il te montrera le chemin de l'envol.
Elle soupira, renonçant à comprendre.
- Tu sais, poursuivit-il en déposant l'objet dans sa paume, ta colère est légitime, mais elle ne te sert à rien tant que tu l'utilises comme cela. Jusqu'à présent, elle t'a servi à te protéger des vilenies humaines, mais il faudra apprendre à l'utiliser pour t'élever à présent. Tu n'est pas juste une jeune fille capricieuse, Malice, tu es bien plus que ça. Tu es la fille du Ciel et de la Terre, et si tu as le droit d'être en colère, si tu as le droit d'avoir les faiblesses de ta nature humaine, tu as aussi le devoir d'être responsable envers les choses qui t'entourent.
Tandis qu'il disait cela, il avait plongé son regard dans le sien avec intensité, tout en maintenant sa paume pressée contre la sienne. Et alors que le pantin homme-oiseau était pris entre les deux, elle se mit à sentir comme un courant, une vibration, qui se transmettait de lui à elle. Devinant que quelque chose d'important et solennel se passait là, elle n'osa encore rien dire.
Elle attendit, après un long silence, qu'il retirât sa main, pour oser s'exprimer, d'une voix plus basse et calme que d'habitude.
- Est-ce que je dois... prendre soin de l'homme oiseau ?
- Vous êtes liés. Il prendra soin de toi autant que tu prendras soin de lui. Je l'ai consacré. Il te protégera des attaques.
- Attaques ?
- Je t'apprendrai... Répondit-il en écartant cette question d'un revers de la main. Et je t'apprendrai aussi à poser les bonnes questions... Il poussa un léger rire, qui résonna comme une toux, dans l'espace confiné de l'atelier encombré. Maintenant, tu dois remonter.
- Remonter ? Remonter par ce passage... Mais c'est impossible !
- Tu sous-estimes tes pouvoirs, ici. Rien n'est impossible à quelqu'un qui croit. Remonte, tu seras surprises par la rapidité du retour... Et a bientôt."
Et il se détourna sans autre forme de procès. C'est seulement après un temps d'arrêt, essayant de digérer ces dernières paroles, qu'elle rebroussa chemin pour retrouver l'embouchure du tunnel par lequel elle était tombée.
Elle le retrouva, là où elle l'avait laissé, sans surprise. Il la contemplait de son oeil profond, et elle se sentit soudain pressée de remonter. Il suffisait d'y croire, avait-il dit...
Alors elle remonta. Comme une poupée qui aurait été enlevée à la gravité par la main invisible d'une gigantesque enfant. Et son corps s'enfila dans le tunnel, le remontant à une vitesse qui défiait l'imagination. A peine le temps de compter jusqu'à 10, que déjà elle se retrouvait à la surface... Debout juste à côté du musée.
Quelques oiseaux traînaient encore dans les arbres du parc qui le jouxtait, alors que le soleil paresseux semblait déjà vouloir se glisser sous sa couverture du soir. Etait-ce déjà le coucher du soleil ? Etait-ce toujours le même jour, au moins ?