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L'oeil du Selen - le Retour
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26 février 2008

Réveil de Malice, Chapitre 1

1 - La claque

    Tout commença par une bonne tarte. Oui, vous avez bien lu, cette histoire invraisemblable débuta par une bonne tarte. Dans la gueule du patron.
    Vous vous attendiez peut-être à un doux conte à l'eau de rose ? Je veux dire, ce genre d'histoire réconfortante qui vous caresse les neurones dans le sens du poil, et où tout se termine par beaucoup d'enfants, quoi.
    Ben c'est raté. Et encore, ne vous plaignez pas. Ce n'est pas vous qui avez la marque des cinq doigts de Malice imprimés sur la joue. Enfin je n'ai pas été présenté à vous, mais je ne crois pas que vous soyez son patron.
    D'ailleurs peut-être que certains d'entre vous auraient bien aimé faire de même avec le vôtre ? Et bien vous l'avez rêvé, Malice l'a fait.
    Il faut dire qu'elle ne manquait ni de malice ni de culot. Et il faut dire aussi que Malice ne supportait pas le genre de mec qu'était son patron, et même pas non plus son boulot. A peine débarquée dans la vie professionnelle qu'elle en ressortait, par la grande porte, et en la claquant.
    Tandis que ces deux derniers claquements résonnaient toujours dans les couloirs de la boîte, déjà y succédaient ceux de ses talons, sur les trottoirs de la ville. D'un pas nerveux, elle emmenait entre les murs ternes son corps frêle, soutenu par deux fines jambes gainées par bas rayés.
    Dans sa tête c'était l'orage, et derrière les vitres de ses yeux, c'était la pluie. Mais ses essuie-glace n'étaient pas en panne. Pas question de montrer sa rage et son dépit aux écervelés qui arpentaient les rues de la ville à cette heure. Les talons de ses bottes frappaient le bitume comme des poings serrés auraient martelé un punching-ball.
    Un autre jour - un jour comme tous les autres - elle aurait pris le bus pour rentrer chez elle. Elle aurait pris le bus comme tous les autres. Tous les autres ovidés et ruminants du genre. Mais ce jour précis, ses jambes étaient impatientes et ses tripes grinçantes. La colère lui remuait les tuyaux, et le sang lui brûlait les veines.
    Elle préférait largement marteler le pavé, à la limite de foutre des coups de pieds dans les poubelles et répandre leur contenu.
    Un pauvre hère assis par terre en haillons eut le malheur de lui demander une pièce. Son regard le fusilla et il tomba à la renverse. Ou peut-être pas exactement, mais en tout cas c'est ainsi que Malice le visualisa, derrière les reflets du pare-brise qui lui servait de regard. Non non, elle ne portait pas de lunettes. Elle se contentait d'un regard vitreux et glacé. Sa vue était d'ailleurs tout à fait parfaite, et elle pouvait détailler en toute lucidité chaque pixel du tableau de sa vie. Sa colère était tout sauf aveugle, en témoignait la précision de la baffe qui avait inscrit cinq doigts rouges dans la sale tronche du patron. Elle pouffa de rire en y repensant, puis se focalisa à nouveau sur sa colère.
    Sa tête était droite, solidement vissée sur son cou, comme pour défier les passants. Ses longs cheveux teints s'agitaient fièrement dans le vent, et le déhanchement de ses reins agitaient sa jupe de gauche et de droite à la manière d'une barque dans la tempête qui s'était déclenchée dans sa tête. Certains vicelards l'auraient sûrement trouvée diablement sexy en cet instant. Et elle se serait fait un plaisir de leur dire merde.
    Le chemin était encore long, jusque chez elle, mais il était hors de question d'aller se presser comme une sardine dans un bus, sans quoi elle n'aurait pu s'empêcher de distribuer des torgnoles jusqu'à s'en faire saigner les mains. C'était l'un de ses instants de jubilation haineuse envers son espèce. A l'instant de cette crise, pas un seul n'aurait valu pour elle la moindre once d'amour. On ne peut pas sempiternellement se cacher à soi-même ses plus bas instincts, lorsque tout est là pour les éveiller.

2 - Retour aux sources

    Elle grimpa les marches de son immeuble et poussa la porte du dernier étage, qui était celle de son appartement.
    L'intérieur, dans la pénombre entrecoupée des lumières des lampadaires et des enseignes multicolores, lui parut extrêmement bien ordonné, surtout par comparaison au dérangement de son esprit.
    Les piles de magazines et de livres formaient des colonnes droites, sur les étagères, le long du mur. La vaisselle se tenait sagement dans les rayons de l'égouttoir, propre. Sur la table, les affaires étaient arrangées suivant un carré parfait prenant la moitié de la surface. La télé regardait le mur d'en face, selon un angle exactement perpendiculaire, et la console de jeu s'était poussée soigneusement en dessous, juste sur le rectangle du magnétoscope. Le dos du canapé suivait exactement la parallèle du mur du fond de la pièce. Le linge récemment lavé formait un cube qui dépassait à peine d'une caisse, près du canapé. Même le chat au poil gris et tigré semblait s'être conformé à l'ordre ambiant, allongé sur le tapis, les pattes bien repliées sous son corps, et lui lançant un regard interrogateur comme s'il devinait que quelque chose d'inhabituel venait de déranger le cours inaltérable des choses.
    Malice tiqua et traversa la pièce principale jusqu'à la chambre.
    Le lit occupait sa place normale, l'arrière bien au milieu du mur, le couvre-lit bien reposé aux trois-quarts de sa longueur, le tout formant de parfaits angles droits. C'était d'une platitude rassurante et navrante. Même le tableau, au-dessus du lit était aussi parfaitement perpendiculaire aux lignes de la pièce que les portes d'origines l'étaient. La lampe de chevet était éteinte et silencieuse. Le tiroir de la table de chevet clos et docile. Les rideaux étaient ouverts.
    Le chat était venu près de ses jambes. Il observait lui aussi la pièce de son regard impénétrable. Lorsqu'elle le regarda, il leva aussi ses yeux vers elle, semblant lui demander ce qui n'allait pas, dans cette incontestable perfection.
    Elle alla s'asseoir sur le bord du lit, songeuse, et le chat l'accompagna pour venir s'asseoir à ses pieds. Elle se rendit compte par la même occasion qu'elle n'avait pas enlevé ses bottes, la première chose qu'elle faisait toujours avant, en entrant chez elle. Le chat sentit le cuir de ses bottes pendant un instant, puis recommença à la fixer de ses yeux qui transperçaient l'obscurité.
    Elle se rendit alors compte qu'elle n'avait même pas allumé les lumières. L'heure sombre reposait ses yeux, tandis qu'elle réalisait que quelque chose ne collait pas avec elle, dans tout ça.
    Elle avait toujours été une employée efficace. D'ailleurs elle avait toujours eu de l'acharnement, dans ce qu'elle faisait, quoique pas toujours où on l'aurait attendue... Ses souvenirs l'entraînèrent vers le lycée et le collège, mais elle les interrompit avec un râle d'agacement. Elle n'aimait pas tergiverser sur le passé, et elle se releva brusquement, pour aller jusqu'à la salle de bain, ses bottes claquant sur le carrelage. La pièce était si sombre, sans fenêtres, qu'elle fut forcée d'allumer le néon, et elle fut aussitôt assaillie par la vision agaçante de l'armoire à pharmacie blanche et anguleuse, les gants de toilette et les serviettes pliées en carré sur leurs emplacements, la douche longiligne, les brosses à dents et autres tubes soigneusement rangés là où ils devaient l'être.
    Elle fit couler un filet d'eau pour s'humecter le visage, puis aperçut celui-ci dans le miroir. Ses yeux verts auraient du paraître abattus, mais au contraire, ils luisaient d'une vie inexplicable. Ses longs cheveux sombres aux mèches rouges encadraient son visage. Ils étaient quelque peu ébouriffés, alors qu'elle prenait un grand soin à les coiffer bien lisses, chaque matin, ainsi que chaque midi au travail. Elle renonça toutefois à les arranger pour cette fois. Après tout elle était seule chez elle, et personne ne viendrait lui faire la moindre remarque.
    Elle se détourna pour croiser le regard émeraude de son chat, assis dans l'encadrement de la porte de la salle de bain. Ne regardait-il pas ses cheveux ? Bon... Après tout, qu'en avait-il à faire, lui ?
    Elle sortit en passant à côté de lui, et elle sentit qu'il la suivait encore. Elle traversa la chambre pour s'asseoir dans le canapé, tranquillement dans le noir. Les enseignes du bas de la rue faisaient clignoter le plafond, projetant d'étranges trapèzes sur son fond blanc, à la manière d'une toile abstraite.
    Le chat monta à son tour sur le canapé, et s'assit près d'elle, continuant de critiquer silencieusement sa coiffure. Elle n'y faisait plus trop attention. Son chat avait du rater une carrière de critique littéraire, alors maintenant il se repliait sur les monologues de salon de coiffure. Il avait au moins la décence de les garder pour lui...
    Elle commença à se détendre quelque peu, fixant les lumières qui s'affichaient au plafond. Quelques minutes de tranquillité passèrent, puis le téléphone la fit sursauter. Elle jura, et eut l'impulsion de courir jusqu'au téléphone, comme d'habitude. Mais finalement, elle décida de rester assise. Après tout, qui pouvait-ce être ? Sa mère, un ou une amie, un collègue, un faux numéro, son patron, ou encore le plus probable : un obsédé sexuel...
    En tout cas, personne qui vaille de se déplacer de son confortable canapé. Elle décida tout d'un coup que désormais, toute personne qui lui téléphonait sans avoir prévenu avant était un emmerdeur.
    Le téléphone sonna longuement, bien trop de sonneries pour qu'elle puisse les décompter, mais elle s'allongea en plaçant ses mains derrière la tête. Lorsque la sonnerie cessa enfin de l'agacer, elle ressentit un soulagement et put finalement se concentrer sur son sentiment présent. Une sorte de sentiment de liberté mêlée d'inquiétude. La liberté et l'inquiétude de la chômeuse qu'elle venait de devenir. Elle essaya de l'examiner, lorsque le téléphone sonna de nouveau.
    Elle se redressa nerveusement et fit claquer ses talons jusqu'au téléphone. Elle se pencha sur lui comme si elle allait le gronder, puis au bout de quatre sonneries, décrocha le combiné pour le reclaquer violemment.
    "Dans ta face !" fit-elle en imaginant que c'était son patron, repensant avec jubilation à la gifle qu'elle lui avait tournée, peut-être une heure plus tôt.
    Puis elle posa le combiné à côté du téléphone, et commença à faire les cent pas dans l'appartement, jusqu'à ce que les claquements de ses talons l'agacent à leur tour, et qu'elle envoie valser ses bottes quelque part vers la porte d'entrée. Une fois calmée, elle décida d'aller s'allonger sur son lit, presque certaine de ne plus être dérangée, maintenant.
    Dès qu'elle fut sur le lit, elle s'assoupit, comme si, finalement, son esprit préférait fuir plutôt que d'examiner ses nouveaux sentiments.
    Elle s'éveilla en sursaut, avec l'impression que seule une fraction de seconde avait séparé l'instant de son endormissement de celui de son réveil. Pourtant entre-temps, les lueurs colorées des enseignes s'étaient effacées du plafond, et son chat s'était profondément endormi au bord du traversin. La nuit était probablement déjà bien avancée.
    La première chose qu'elle se demanda était l'heure qu'il pouvait être, puis le jour. La seule chose certaine était qu'on était la nuit du vendredi au samedi. Quoiqu'il en soit, elle n'aurait pas travaillé le lendemain, même si elle n'avait pas commis ce geste.
    Elle resta allongée sur le dos, toute habillée, ce qui était aussi contraire à son habitude. Mais elle avait le sentiment d'avoir désormais balayé chacune de ses habitudes rassurantes, d'un seul revers de la main. Un revers brutal, mais peut-être salutaire ?
    A présent le plafond était d'un gris presque parfaitement uni, n'étaient-ce les projections blafardes des lampadaires. Elle l'examina longuement, puis se rendit compte qu'elle tentait d'imprimer ses idées noires sur cette toile vierge.
    Bien qu'elle luttât contre cette tendance, elle ne parvint pas à s'en défaire, et commença à se rouler sur le lit, incapable de se rendormir. Lorsqu'elle réalisa que c'était une lutte perdue d'avance, elle descendit du lit et traversa l'appartement pour aller remettre ses bottes. Elle sortit dans le couloir et referma rapidement la porte derrière elle. Elle avait eu le temps d'apercevoir l'heure sur la pendule. Environ 2h30.
    Ce n'était pas raisonnable, pour une jeune fille, de sortir seule dehors à une heure pareille, mais elle décida à cet instant que raisonnable était le premier mot à bannir de son vocabulaire, à ce jour.
    Elle dévala les marches des quatre étages, et se retrouva dans la rue. Un air plutôt frais enveloppa ses membres, mais elle ne se laissa pas décourager, et recommença à faire claquer ses talons sur le pavé, traversant au hasard les rues dont les feux de signalisation clignotaient pour personne, ou pour les chiens, ce qui revenait à peu près au même. Tout en gardant la tête haute, regardant les vitrines qui reflétaient les feux et les quelques phares qui écumaient la nuit, elle se demandait si ses jambes avaient une conscience propre qui la mènerait quelque part.
    Elle traversa de nombreuses rues, avant de longer la large rivière, qu'elle aperçut presque avec surprise, tant sa routine lui avait rarement permis de fréquenter cette partie de la ville. Tout en marchant machinalement, elle restait tournée vers ses vaguelettes, qui troublaient une surface d'un brun grisâtre et douteux. La rivière était soigneusement canalisée par de hauts murs de pierre. Mais Malice savait que même une rivière paisible pendant des décennies pouvait soudain sortir de son lit, et s'éveiller à une rage peu commune et destructrice...
    Un peu plus loin, elle surprit une conversation entre une vieille femme et un lampadaire. Manifestement, l'un des deux avait perdu la boule, car leur conversation était totalement incohérente. La femme formait des onomatopées dont le sens profond échappait à Malice, tandis que le lampadaire conservait obstinément le silence. Elle décida de s'arrêter un moment devant eux pour essayer de saisir le thème de la conversation, considérant tour à tour les beuglements de la clocharde et le silence du lampadaire obtus. Mais rien à faire, la sémantique de la discussion lui restait interdite. Finalement, la femme la dissuada de poursuivre cette analyse, en se tournant brusquement vers elle pour lui lancer une sorte d'aboiement à peine moins abscons que le reste de son discours... Elle n'avait manifestement pas envie qu'on espionne leur dialogue, qui avait peut-être quelque chose d'intime...
    Haussant les épaules, Malice se plia à cette volonté et contourna le couple nocturne pour poursuivre sa route le long du cours de la rivière urbaine.
    Tandis qu'elle en remontait le cours, elle parvint devant les pentes d'un parc. Elle connaissait ce parc, qui était l'un des plus vieux de la ville, sans pour autant l'avoir fréquenté assidûment, depuis son enfance. Ses dernières visites en ce lieu remontaient au moins à 10 ou 15 ans en arrière, tandis qu'elle était encore à l'école primaire. Poussée par une pointe de nostalgie, elle décida de s'y aventurer de nouveau, se disant que l'éclairage nocturne lui montrerait le parc sous un jour nouveau...





3 - L'atelier

    C'est toujours lorsqu'on croit fuir son passé qu'il vous revient dans la figure. Malice n'en était pas consciente à cet instant, mais elle était presque en train de tendre la joue, comme si elle se prenait pour un personnage biblique que nous ne nommerons pas.
    Pourtant toute gifle n'est pas forcément désagréable. Parfois elles remettent les idées en place, parfois elles ne font pas trop mal, et parfois c'est nous qui les donnons aux autres...
    C'était d'ailleurs un peu la philosophie de Malice : on ne prend des coups que lorsqu'on prend des risques, et lorsqu'on ne prend pas de risques, c'est que l'on reste bien au chaud, dans un confort qui ne nous mène nulle part.
    Aussi n'avait-elle de toute façon pas peur de revenir sur les traces de son passé, dans ce parc qu'elle n'avait plus fréquenté depuis des lustres. Peut-être même revenir sur les lieux de son passé était-il le meilleur moyen de trouver la force d'affronter l'avenir.
    Contemplant la pente sur laquelle le parc s'installait, et malgré son aspect altéré par la lumière verdâtre des lampadaires, elle s'y revoyait encore, jouant avec ses copines de l'époque, soit à la poupée, soit à cache-cache, soit à tout ces jeux de l'époque de l'innocence.
    En contemplant tout cela, elle repensait à son innocence perdue, ainsi qu'à tout ce qu'elle avait laissé en grandissant. Certaines choses qu'elles regrettaient, d'autres non, mais de toute façon, elle n'aimait toujours pas s'attarder sur ce genre de choses. Elle arpenta donc les chemins goudronnés de ce petit parc, qui serpentaient sur ses buttes, en direction du vieux château. Ce château qu'elle avait fantasmé, petite, comme étant celui du prince charmant des contes de fée.
    Aujourd'hui, avec son innocence et ses illusions perdues, elle savait bien que le prince charmant n'existait pas, pas plus que le père Noël. Pourtant cela avait été si plaisant d'y croire... Comment pouvait-on arrêter de croire aux illusions qui nous apportent de la joie ? Peut-être tout simplement parce qu'il faut bien grandir... Mais elle n'avait jamais voulu grandir.
    S'approchant du château, dont elle savait maintenant que ce n'était en fait qu'un vieux musée, elle vint se blottir contre l'un de ses murs. S'adossant à l'un des contreforts qui maintenait la bâtisse, elle dominait maintenant ce quartier, et le contemplait d'un air distrait, tout en respirant profondément, comme si ses poumons pouvaient faire revenir sur les lieux les traces de son enfance, qui lui paraissait déjà si lointaine, malgré son jeune âge. En effet, elle n'avait pas plus de 21 ans, aujourd'hui, et son enfance n'était séparée de son présent que par quelques encablures, correspondant à son adolescence à peine envolée.
    Pourtant, et malgré ces souvenirs encore si frais qui se ravivaient dans sa mémoire, elle lui paraissait lointaine. Si lointaine qu'il lui fallait imaginer des jumelles pour pouvoir la contempler encore dans toute sa fraîcheur. Peut-être que les choses que nous désirons intensément et ne paraissent plus à notre portée nous semblent toujours lointaines, songea-t-elle.
    Elle en était là de ses pensées lorsqu'un bruit répétitif, venu des soupiraux du bâtiment, l'obligea insidieusement à s'en extirper. Elle tendit alors l'oreille et, hésitante, s'approcha de l'une de ces ouvertures. Une lumière chaude parvenait de là, mais elle était si basse que Malice dut se mettre à quatre pattes, pour pouvoir distinguer quelque chose.
    Rapprochant son visage du sol, elle vit enfin, par l'étroit passage, ce qui s'y passait. C'était une sorte d'atelier, dont elle ne voyait qu'une partie. Il y avait des établis en bois encombrés d'outils et de morceaux de bois aux formes particulières. Et derrière l'un de ces établis, un homme aux mains massives, qui frappait l'une de ces pièces de bois de son marteau. C'était ce bruit, qui avait averti son oreille de l'activité qui régnait ici. Comme elle observait avec curiosité les gestes des deux bras de cet homme, dont seul le buste lui était visible, il s'interrompit...
    A ce moment, Malice ressentit vaguement une gêne, comme si elle se sentait prise sur le fait. C'était comme si elle était en train d'être témoin d'un crime ou d'une autre chose inavouable, dont l'auteur venait de se rendre compte qu'il était observé. Son coeur se mit à battre plus fort.
    Et de fait, tandis qu'elle restait là, incapable de faire le moindre geste, penchée de manière indécente et presque ridicule vers ce soupirail, décolleté en avant et fesses en l'air, tandis que l'anxiété lui tordait les tripes, l'homme avança son visage vers elle, et elle le vit enfin.
    A l'instant où leurs regards se rencontrèrent, elle sut - pour une raison qui lui échappait totalement - que cet instant était l'un des plus importants de toute sa vie, malgré son incongruité extraordinaire...
    Tout en restant immobile, face à ce regard troublant, elle bafouilla lamentablement quelque chose d'incompréhensible, comme si tout son tempérament de feu venait de partir en fumée par un orifice inconnu de son être... Quand même pas à cause de sa position ?
    L'homme avait un visage un peu bourru, comme celui d'une personne dont le corps a travaillé pendant toute sa vie. Une vie qui ne datait pas d'hier, car incontestablement, il n'était pas tout jeune, et sa peau était quelque peu épaisse et ridée, et ses cheveux uniformément gris. Une cigarette éteinte lui pendait au bec, et elle s'agita de haut en bas lorsqu'il demanda d'une voix presque caverneuse :
    "Ben vous faites quoi là, dehors ?"

4 - Un parloir inattendu

    "Alors, vous faites quoi ? insista-t-il.
    - Euh, je... ne fais que passer... J'ai juste entendu du bruit comme ça et...

    L'homme la considéra avec calme, levant sa main pour venir triturer la cigarette éteinte qui pendait entre ses lèvres.

    - Vous ne ressemblez pas à ces zonards et ces drogués qui traînent dans le parc la nuit, commenta-t-il, toujours avec une certaine impassibilité. Mais ça ne dit pas ce que vous faites là. On ne se perd comme ça en ville, en pleine nuit, sans avoir une bonne raison...
    - Je n'ai pas particulièrement de raison, répondit-elle. Je n'arrivais pas à dormir, alors j'ai décidé de sortir, voilà tout.
    - Ça, c'est ce que vous vous racontez à vous-même, et que vous raconterez aux naïfs, mais pas à moi, affirma-t-il avec assurance, la considérant dans la position incongrue qu'elle maintenait. Et puis vous feriez mieux d'entrer, je vais vous ouvrir.
    - Entrer ? Pourquoi je vous ferais confiance ?
    - Pourquoi pas ? répondit-il avec malice. On ne se promène pas de cette manière sans avoir un but, même si on n'en a pas conscience. Je vous propose de vous aider à découvrir ce but...

    Perplexe, persistant dans sa position ridicule pour pouvoir continuer à dialoguer face à face avec cet inconnu, à travers le mince soupirail, elle réfléchit un instant. Les paroles de cet homme étaient bien sibyllines, mais n'importe quoi valait mieux que de rester ici à quatre pattes, après tout. Elle se retourna brièvement, soudain inquiète d'être observée, et hocha finalement la tête.

    - Bon d'accord, fit-elle. J'entre, mais juste un moment.

    L'homme tritura encore un instant sa cigarette éteinte et lui indiqua une direction.

    - Par là. Longez le mur, je vais vous ouvrir la porte de service, sous les escaliers."

    Elle se dirigea donc vers celui-ci, bien qu'emplie de méfiance...


5 - Dans le ventre du musée

    La petite porte à moitié dissimulée sous les escaliers pivota en grinçant quelque peu, et lui livra le passage. Elle s'avança alors dans un espace sombre et étroit avec quelque appréhension, distinguant à peine l'homme qui lui tenait la porte, et la referma lentement derrière elle lorsqu'elle fut entrée.

    Elle se trouvait dans un minuscule vestibule qui n'était éclairé que par la lumière d'un couloir adjacent. D'un geste, l'homme l'invita à s'engager dans celui-ci, et elle s'avança, quelque peu repliée sur elle-même instinctivement, à cause de l'exiguïté de l'endroit. Elle ne se redressa qu'une fois parvenue au milieu du couloir, lui aussi plutôt bas de plafond.

    L'homme la suivait en silence, à quelques pas, et lui indiqua le sens à suivre. Elle s'engagea donc de ce côté là du couloir, qui était couvert d'un lattage de bois verni. Au bout, une porte ouverte, qu'elle hésita à franchir, ralentissant. Une fois de plus, son hôte l'encouragea à avancer, et mettant un premier pied dans cette pièce, elle découvrit un vaste espace qui était complètement encombré d'établis et de rayons de bois sur lesquels reposaient des entassements d'objets hétéroclites qui s'accumulaient littéralement jusqu'au plafond.

    Elle eut du mal à accomplir un autre pas à l'intérieur de la pièce et à se stabiliser, tant elle était sidérée par cet invraisemblable capharnaüm. Elle qui croyait que cela commençait à être en désordre, chez elle...

    " C'est... c'est quoi cet endroit ? osa-t-elle demander, en espérant ne pas être vexante, tandis que son regard incrédule courait d'un tas à un autre, ne parvenant réellement à identifier aucun objet tant la confusion du lieu contaminait son esprit.

    - C'est l'atelier de réparation du musée, fit l'homme qui venait de se placer à ses côtés, examinant à son tour les lieux comme si cela lui permettait de les redécouvrir. Ou plus exactement une partie.

    - Une partie ? demanda-t-elle en se tournant vers lui pour le jauger, de plus en plus stupéfaite.

    - Une toute petite partie des sous-sols du musée, même.

    Elle fut tentée de s'aventurer au milieu de ces improbables tas de choses, mais quelque chose l'en retenait, comme la peur de s'y perdre, de toucher ou faire tomber quelque chose. C'était bien cela., elle se sentait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Simultanément, étrangement, elle se sentait attirée par ces amoncellements repoussants comme s'ils l'invitaient à faire connaissance avec eux, à commencer dors et déjà à s'y  familiariser, comme si désormais, elle allait devoir entamer avec ces lieux une longue et durable relation. Cette idée lui paraissait tout à fait absurde, pourtant elle s'attachait à elle comme elle se serait accrochée à un fil d'Ariane dans un labyrinthe qui menaçait dangereusement de l'égarer.

    Elle resta donc sur place, comme coincée, les mains croisées devant son ventre, les pieds joints et les yeux écarquillés.

    - Vous vous habituerez... annonça l'homme comme s'il avait perçu son malaise.

    Il s'avança le premier dans une allée, d'un pas nonchalant, puis se tourna vers un établi qu'il contempla d'un regard impénétrable.

    - C'est ici que vous travaillez ? tenta Malice.

    - Exact.

    - Vous y travaillez seul ?

    - Il arrive que j'ai besoin de demander l'aide d'un ou deux ouvriers, pour des travaux de grande ampleur, mais en général je me débrouille pour rester seul ici...

    - Il y a l'air d'y avoir énormément de boulot...

    - Pas tant que ça, lâcha-t-il avec un sourire amusé. En vérité, il y a juste assez de boulot pour me permettre d'aller tranquillement à ma retraite.

    - Je vois, répondit-elle, ne voulant pas dire de bêtise et préférant ne pas en rajouter.

    Elle se tordit quelques instants sur place en essayant de faire le point sur les tas d'objets, laissant parfois son regard se poser sur son hôte, silencieusement occupé à examiner quelques pièces de tissu entre ses doigts. Gênée, elle hésita avant de se décider à l'interpeller.

    - Vous m'avez dit que vous m'aideriez à trouver pourquoi je suis arrivée ici...

    - Oui.

    - Et comment vous comptez faire ça ? insista-t-elle devant sa réponse laconique.

    - Je n'ai pratiquement rien à faire... Regarde autour de toi. Tu penses qu'on arrive dans un endroit pareil par hasard ? Tu es dans l'un des coeurs de la ville...

    - Un coeur de la ville ?

    - Oui... Cet endroit contient des mémoires anciennes et incontournables...

    - Mais enfin expliquez-moi un peu ce que vous voulez dire ! s'énerva Malice, cédant à son impulsivité.

    - Patience, patience... La patience est la clef de beaucoup de transformations...

    - Transformations ? fit-elle en haussant, puis fronçant les sourcils.

    - Tu as déjà entamé ta transformation aujourd'hui. Mais tu ne t'en rends pas encore compte...

    - Qu'est ce que vous me chantez là ?

    - Un événement vient de marquer ta vie, je me trompe ?

    - Non... Je viens de quitter mon travail...

    - Eh bien voilà... Tu quittes un travail pour entrer dans un nouveau travail...

    - Vous voulez dire que je suis censée travailler ici ?

    - Pas exactement... Mais le prochain travail que tu auras à accomplir va principalement se dérouler ici, oui...

    - Ici...

    Elle considéra les tas d'objets que ses yeux ne parvenaient pas à distinguer les uns des autres. C'est seulement à ce moment là qu'elle réalisa qu'une bonne partie de ces entassements confus étaient largement constitués de ce qui semblait être des morceaux de marionnettes.

    Des bouts de tissu, des fragments de cuir, des pièces de bois, des morceaux de chiffon, des perruques éparpillées, des vêtements plus ou moins décousus, des chaussures dépareillées, des fils entremêlés et autres tiges éparses s'étalaient devant son regard.

    - Des marionnettes... Mais qu'est-ce que je peux bien avoir à faire avec ça..."

6 - Errements apparents

    "A toi de le découvrir, fit l'homme, énigmatique.

    Comme elle se tournait vers lui pour l'interroger du regard, elle se rendit compte qu'il avait du s'éloigner, puisqu'il n'était plus dans son champ de vision. On ne le voyait plus dans l'allée, et elle eut beau chercher autour d'elle, elle ne le vit pas non plus. Cela l'inquiéta quelque peu, bien qu'elle se doutât qu'il se trouvait probablement quelque part dans une allée voisine, et elle décida de revenir vers l'entrée de la pièce pour avoir une meilleure vision d'ensemble.

    Elle se décala pour regarder les quelques allées, les unes après les autres, mais elle ne le vit toujours nulle part.

    - Eh, où êtes-vous ?"

    Pas de réponse. Elle réexamina chaque allée, essaya de voir si il y avait d'autres issues, mais d'ici, elle ne pouvait rien voir distinctement, au milieu de ces fatras de choses qui allaient jusqu'à obstruer la lumière provenant du plafond, assombrissant l'ensemble de la pièce.

    Personne en vue. Elle s'avança dans une allée qui longeait l'un des longs murs de la pièce, timidement, à pas mesurés. La lumière faible qui baignait la pièce lui donnait décidément une allure particulière, obscure et confuse, qui lui donnait légèrement le tournis.

    Toujours personne. Mais elle ne renonça pas à chercher, et continua à suivre cette allée, avec l'impression que ses jambes avançaient comme dans du coton.

    Cela était si étrange qu'elle baissa les yeux vers ses pieds pour vérifier que rien ne les entravait. Cependant il paraissait n'y avoir rien d'anormal par ici. Elle ressentit le besoin de s'appuyer d'une main contre l'un des établis. Cela la soulagea, lui sembla-t-il.

    Tandis qu'elle soufflait ainsi, son regard se posa sur un curieux petit jouet qui traînait au milieu de quelques chiffons. C'était un petit lapin blanc en plastique. Un vulgaire jouet mécanique qui la fixait de son oeil de rubis de pacotille. Pourtant cela la troubla, sans qu'elle puisse dire pourquoi.

    Peut-être était-ce cette sensation de s'embourber un peu plus à chaque minute, comme si ses sens s'empâtaient peu à peu dans un sommeil inexplicable. Elle bâilla. Puis sa main se tendit vers le lapin d'à peine quelques centimètres, comme dans un rêve. Elle le saisit, le retourna devant ses yeux, réalisant que ceux-ci ne voyaient plus tout à fait clair. Dans le flou, elle avait l'impression que le petit lapin tournait vers elle de bien vivantes pupilles. Intriguée, elle se résolut, sans plus réfléchir, à tourner la petite clef en plastique qu'il avait dans le bas du dos, et reposa le jouet déjà grésillant sur le plan de bois.

    Il se mit aussitôt à sautiller en cliquetant, d'une démarche mécanique qui paraissait pourtant presque intelligente. Ses boitillements mécaniques et plus ou moins désordonnés l'entraînèrent vers un tas d'objets et de chiffons qui formaient un orifice aux contours étrangement bien délimités pour quelque chose de fortuit...

    C'est dans ce trou que le morceau de plastique claudiquant s'engouffra et disparut. Juste avant cela, son regard lança un éclat carmin pareil à une oeillade lutine.

    Elle sursauta. Etait-ce vraiment possible ? Tandis que sa vue devenait de plus en plus floue, et que ses sens troublés la plongeaient dans une confusion de plus en plus profonde, elle considéra qu'il fallait au moins vérifier et abaissa son regard à hauteur du trou...




7 - Canaux et terriers

    C'était comme si sa conscience, ou son âme, était aspirée par ce trou. En un instant, elle ne se trouvait plus dans l'atelier...

    Un vortex noir l'avala brutalement, et s'ensuivit une sorte de marée multidimensionnelle d'étoiles scintillantes et de flashs furtifs. Plongée dans un état ou presque tout lui semblait égal, au point de vue émotionnel, ce qui était tout à fait nouveau pour elle, c'est avec une froideur dénuée de tout humour et de toute crainte qu'elle compara ces manifestations lumineuses à celles que l'on voit dans les dessins-animés, lorsqu'un personnage est sonné ou assommé.

    Ces lumières féeriques tournoyèrent autour d'elle pendant un temps indéterminé, et elle réalisa qu'elle avait pratiquement perdu toute notion de son corps physique, en plus de la déconnexion de ses émotions. Elle en ressentit une légère angoisse, et paradoxalement, l'émergence de cette angoisse la rassura un peu, lui rendant l'impression de n'avoir pas entièrement perdu contact avec la réalité.

    Déjà les questions se pressaient. Que lui était-il arrivé pour qu'elle se retrouve ainsi comme séparée de son corps ? Pourquoi se sentait-elle comme assommée et émotionnellement passive face à cette chose extraordinaire ? Elle songea qu'elle avait peut-être pris un coup derrière la tête alors qu'elle se baissait, et qu'elle était simplement en train d'en subir le contrecoup. Mais dans ce cas, comment pouvait-elle en être consciente ?

    Aux questions succédèrent une sorte de panique progressive. A mesure que  les questions l'envahissaient et que les réponses n'arrivaient pas, dans cette situation inhabituelle, son esprit s'emplissait, s'encombrait d'un amas de doutes et de craintes, et son mental s'emballait. Et si l'homme était venu la frapper ? Et si elle devenait simplement folle ? Et si... Et si...

    Une étrange sensation de vertige l'envahit alors. Elle réalisa que ce qu'elle percevait dans son champ de vision avait changé. Les flashs et les étoiles avaient laissé place à une sorte de canal sombre au fond duquel elle apercevait quelque chose. Etait-ce un morceau de paysage ? Un décor ? Elle avait l'impression d'évoluer dans ce canal, de le suivre, et d'avancer vers cette image qui se précisait.

    Tout d'un coup elle surgit à l'intérieur de cette image, comme un personnage dans une bande-dessinée ou un dessin-animé. Elle était dedans, toute entière, pas seulement son âme ou sa conscience. Elle y était toute entière, et pouvait même sentir la fraîcheur de l'air contre sa peau. Il lui semblait qu'elle portait toujours ses vêtements, mais pour une raison inconnue, elle ne pouvait regarder son propre corps comme elle aurait normalement du pouvoir le faire. Elle ne parvenait pas non plus à se toucher elle-même comme elle l'aurait du. C'était comme dans un rêve, mais ne s'attachant pas à cette idée, elle réalisa que son coeur battait plus fort à présent.

    Essayant de conserver son calme, elle considéra le décor qui l'entourait. Cela ressemblait tout à fait à une lande pelée. Une sorte de grande prairie à l'herbe courte, d'un vert mêlé de gris et de jaune, qui recouvrait un sol plissé de bosses jusqu'à l'horizon. Il y avait aussi quelques petits arbres tordus et pauvrement étoffés de feuilles jaunes, des touffes d'herbe couleur paille et quelques cailloux ici et là. Au-dessus d'elle, le ciel n'était qu'une nappe de nuages blancs ou gris clairs.

    Essayant de se concentrer, alors que sa vue fluctuait, un peu comme si elle se trouvait sous l'eau, elle remarqua, à la base de l'une des nombreuses bosses arrondies, un terrier. De l'intérieur de celui-ci la fixait un rubis scintillant, note de couleur la plus marquante de ce décor. Etait-ce le lapin ? Etait-elle censée le suivre ? Ce terrier paraissait beaucoup trop petit pour elle...

    Toutefois, ne voyant guère ce qu'elle avait de mieux à faire ici, elle s'en approcha à pas comptés. L'oeil la fixait, ne cillant que très rarement, mais incontestablement vivant et doué d'intelligence. Son coeur ne se calmait pas, battant toujours assez fort, bien que la sensation de panique se fut pratiquement évanouie.

    Se courbant, comme précédemment dans l'atelier, s'étonnant quelque peu de la situation mais pas plus que cela, elle essaya de voir dans le terrier. Elle se trouva parfaitement ridicule, ne sachant pas du tout comment elle avait pu atterrir ici, mais bizarrement, elle ne se sentait pas plus déstabilisée que cela. C'est comme un rêve, pensa-t-elle. Et plus elle y songeait, plus cette idée s'imposait fortement à elle.

    Cependant le museau du lapin, qui apparut à l'entrée du petit terrier, attira son attention. Ses vibrisses s'agitèrent dans la fraîche brise, alors qu'il humait l'air. Il avait l'air bien plus gros, et bien moins en plastique que le lapin qui était dans l'atelier. Pouvait-ce quand même être le même ?

    Quel rêve étrange, songea encore Malice. Le museau du lapin se retira plus loin dans le terrier, et elle avait nettement l'impression, sans pouvoir s'expliquer pourquoi, qu'il l'invitait à le suivre. Mais c'était ridicule. Elle aurait à peine pu glisser son bras dans ce terrier...

    Ce ne pouvait qu'un rêve. Un bien étrange rêve. Elle devait en sortir.

    L'oeil écarlate lui apparut, plus loin dans le terrier à présent. Le suivre ? S'y engouffrer ? Non. Sortir de ce rêve, plutôt.

    Toutefois, elle se courba davantage, dans l'espoir de distinguer un peu l'intérieur du terrier. Rien d'autre que deux yeux rouges. Ceux d'un jouet. Un jouet avec des poils et des moustaches ? C'était absurde. Son coeur sembla s'affaiblir. Elle devait s'extirper de ce rêve, ne pouvant plus y croire.

    Sortir maintenant. Se concentrer. Respirer calmement, ouvrir les yeux. Retrouver l'atelier ? Ou son lit ? A quel moment avait bien pu commencer ce rêve, au fait ? Elle avait du rêver tout cela. Elle n'était certainement jamais sortie de son lit, et elle avait tout imaginé, de son cheminement dans les rues de la ville jusqu'à l'atelier et cet homme dont elle ne connaissait même pas le nom, réalisa-t-elle.

    Le lapin continuait de la narguer du fond de son terrier. Mais tout cela était trop irréel, et d'ailleurs le décor s'assombrit, comme sous l'effet d'un nuage plus épais. Elle se sentit soudain comme happée, aspirée, et elle réalisa que tout son corps retournait vers le canal noir et ses phénomènes lumineux.

    Bientôt elle allait se réveiller dans son lit, soulagée. La lande avait maintenant complètement disparu, et elle s'éveillerait avec juste un peu de vertige et des fourmillements lumineux devant les yeux. Comme pendant une migraine, ou ce genre de chose.

    Tandis qu'elle voyageait à travers ce canal, l'engourdissement de ses sens se manifesta à nouveau, mais de manière beaucoup plus courte qu'à l'aller. Déjà elle retrouvait l'usage de ses sens, les sensations familières de son corps, puis une lourdeur. Celle de la pesanteur ?

    Et autour d'elle, une faible lumière. Chaude, rassurante. La fraîcheur de la lande avait laissé place à la douceur d'un intérieur douillet. Sa chambre ?

    Non. L'atelier. Elle s'y tenait, debout, les deux mains appuyées sur l'établi. Le lapin était là, inerte. Mais il n'y avait pas de trou.

    Et aussi, une présence. Proche d'elle. Se sentant encore quelque peu engourdie, elle fit lentement pivoter sa tête de ce côté là. L'homme était là, près d'elle, et la regardait d'un air bienveillant, calme, avec peut-être un très léger sourire au coin des lèvres.

    "J'ai rêvé, affirma Malice.

    - Non.

    - Non ? Je crois que j'ai perdu connaissance...

    - Perdu connaissance ?

    Il émit un rire qui la décontenança. En quoi était-ce drôle ?

    - Tout va bien, continua-t-il. Tu n'as pas perdu connaissance. Tu as eu un aperçu de la connaissance, au contraire...

    Elle le considéra avec étonnement et incrédulité, fronçant les sourcils. Et tout d'un coup décida de lui poser la question qui lui était venue à l'esprit quand elle était "là-bas".

    - Mais qui êtes-vous, au fait ? Qui êtes vous vraiment ?"

8 - La bonne question

    "Qui êtes vous vraiment ?

    Il lui lança un sourire qu'elle sentit un peu narquois.

    - Quelle est l'importance de cette question et de sa réponse au fait ? Faut-il que tu me fasses confiance pour pouvoir admettre ton vécu ? Je ne suis que ce que tes yeux peuvent voir et ton intelligence peut comprendre. Et peut-être un petit peu plus encore, qui sait.

    Elle le regarda avec de grands yeux pleins d'incompréhension. Sans doute avait-elle été trop habituée à un monde rationnel avec des frontières et des repères bien délimités, pour pouvoir saisir l'ampleur et le sens profond de sa réponse. Elle en resta interdite pendant un long moment.

    - Tu voulais peut-être plutôt me demander qui je suis pour toi, suggéra-t-il avec malice.

    Elle le considéra avec toujours autant d'étonnement, quoiqu'elle sentit que, peut-être,  elle allait enfin toucher à quelque chose de sensé dans tout cela.

    - Oui enfin je veux savoir pourquoi vous me dites tout cela... Vous avez l'air d'en savoir long, et je ne comprends vraiment pas ce qui se passe en ce moment...

    - Tu es encore jeune, admit-il. Mais bientôt tes sens et ta raison s'habitueront à bien des nouvelles choses que tu ne soupçonnes pas encore. Cependant je sens que tu en as assez eu pour aujourd'hui... Tu devrais rentrer chez toi et prendre du repos. Changer de vie demande du temps d'assimilation, avant que la sagesse puisse vraiment t'éclairer.

    - La sagesse ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils de plus belle.

    - Peu importe ce que ce mot veut dire pour toi. La seule chose que je puis t'affirmer c'est que tu t'apprêtes à connaître bien des bouleversements.

    Bien des bouleversements ? Comme si se retrouver sans travail aussi brusquement n'était pas suffisant, se dit-elle.

    - Allez va, repose toi, c'est le week end pour les gens de ce monde, et cela te laisse le loisir de réfléchir à tout cela...

    Elle voulut articuler une nouvelle question qui lui brûlait la langue, mais elle avait le sentiment qu'elle n'aurait rien de précis de cet homme pour le moment... Elle se ravisa donc, et se prépara à débarrasser les lieux illico.

    - Bon d'accord, fit-elle, retrouvant un peu de poil de la bête. Mais mon vieux, tu me reverras bientôt ! s'exclama-t-elle en lui jetant un regard déterminé et pétillant.

    Il répondit par un sourire discret et amical, sans plus. Elle le fixa encore un instant, puis constatant qu'il ne semblait rien vouloir ajouter, tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Avec hésitation. Par où était-elle entrée, déjà ?

    - C'est par ici", fit-il d'un air amusé.

    Et il la guida vers la sortie en toute simplicité. Simplement un rapide au-revoir, et c'était fini, elle était lâchée en ville, sous les premières lueurs de l'aube.

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L'oeil du Selen - le Retour
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